« Ödipus der Tyrann » de Friedrich Hölderlin d’après Sophocle, mise en scène Romeo Castellucci, au Théâtre de la Ville

Article de Marianne Guernet-Mouton

Castellucci tyran d’Hölderlin et de Sophocle

Extrêmement attendu en ce Festival d’Automne, Romeo Castellucci pour la première fois met en scène un texte d’un autre, et non des moindres puisqu’il s’attaque à Ödipus der Tyrann de Friedrich Hölderlin, une réécriture d’Œdipe roi, de Sophocle. Castellucci le plasticien, le créateur d’images, de tableaux, un mois après avoir triomphé à l’opéra Bastille pour sa mise en scène de Moses und Aron, le dernier opéra de Schönberg, ouvre avec Ödipus der Tyrann au Théâtre de la Ville un cycle tragique où il se confronte au texte dont l’Orestie d’après Eschyle sera la pièce finale.

Oedipe_arno_declair_1© Arno Declair

Dès les premières minutes de la pièce, Castellucci nous plonge dans le silence d’un couvent et le quotidien des Sœurs vivant dans un espace sombre, reclus et austère. Un couvent qui a tout l’air d’une boîte où l’espace est modulable et où les déplacements d’une admirable précision ainsi que les jeux d’ombre et de lumière créent une esthétique hypnotique. Mais dans ce couvent où règne le calme, une des Sœurs n’en finit plus de tousser avant de rendre l’âme d’une agonie interminable. C’est alors que l’une de ses semblables en se recueillant sur le lit de la défunte découvre sous l’un des pieds rouge vif de ce lit bancal, un livre. S’en emparant aussitôt, la Sœur se met à lire à voix haute ce qui se trouve être Œdipe tyran, une réécriture par Hölderlin d’Œdipe roi de Sophocle et à peine a-t-elle le temps de lire le titre que le décor s’ouvre soudainement. En quelques secondes la tragédie commence, le plafond s’élève, la boîte se disloque et s’ouvre sur un espace blanc et lumineux, une sorte de palais antique dans lequel se retrouve projetée la Sœur, continuant à lire la tragédie qui par les mots fait apparaître Œdipe. Après plus de trente minutes de silence passées dans le quotidien d’un couvent, Castellucci vient confronter la chrétienté au monde grec antique et païen. La rencontre visuelle de deux iconographies est puissante et le texte déclamé avec force vient littéralement et visuellement faire vibrer le spectateur jusqu’à créer un sentiment d’étouffement. Le metteur en scène aurait presque pu se contenter de créer des tableaux tant la joute visuelle est éloquente.

Oedipe_arno_declair_3© Arno Declair

Castellucci se joue du texte et croise sciemment la tragédie aux Évangiles de sorte que Tirésias pourrait être Jean Baptiste et Jocaste la Vierge Marie, à n’en croire que les images. Voilà en effet le seul reproche que l’on pourrait faire au metteur en scène qui semble se servir du texte comme prétexte à la création d’images, images d’une beauté qui n’en reste pas moins époustouflante. En effet chaque détail est beau mais quelque peu parasité voire desservi par un texte obscur et surtout, mal surtitré. Qu’à cela ne tienne, la tragédie d’Œdipe dont la fable est connue de tous doublée des tableaux créés par Castellucci sont chargés de symboles empruntés tant à la chrétienté qu’au monde antique, si bien que le spectateur ne lui en tiendra que peu rigueur. Difficile il est vrai de ne pas être subjugué par la main dorée d’Œdipe, par les chants du Chœur ou par l’incroyable fusion des acteurs avec le décor, aussi austère soit-il. Surtout visuelle, la performance est là et les acteurs dirigés avec précision sont majestueux bien que leur talent eût pu être davantage exploité. Dans cette tragédie à l’issue bien entendu inéluctable, Castellucci crée du sublime et questionne le texte plus loin qu’à travers le prisme de l’inceste et du parricide avec son Œdipe féminine piégé face à l’énigme de son existence et au fléau de la peste. Un(e) Œdipe né(e) d’un texte lu par une Sœur dans un couvent déjà touché par la maladie. Œdipe dont le metteur en scène se sert pour questionner la misère des hommes et par extension le rôle du divin vis-à-vis de cette misère.
Après avoir été aveuglé par tant de splendeur pendant presque deux heures, ce n’est pas Œdipe voyant, faisant la lumière et tyran d’Hölderlin ou de Sophocle que le public retient, mais bien Castellucci au sommet de son art ayant pris pour otage le texte, en se voulant à son tour tyran du texte de l’auteur tragique.

 

Ödipus der Tyrann de Friedrich Hölderlin, d’après Sophocle
Mise en scène, scénographie, costumes, Romeo Castellucci
Avec Bernardo Arias Porras (Tirésias), Iris Becher (Jocaste),
Jule Böwe (Créon), Rosabel Huguet (Messager), Ursina Lardi (Œdipe), Angela Winkler (Le Chœur)
Religieuses, Sophia Fabian, Eléna Fichtner, Margot Fricke, Eva Günther, Rachel Hamm, Andrea Hartmann, Annette Höpfner, Nadine Karbacher, Sara Keller, Pia Koch, Marion Neumann, Vanessa Richter, Helga Rosenberg, Ria Schindler, Janine Schneider, Christina Wintz
Soliste, Sirje Aleksandra Viise
Collaboration artistique, Silvia Costa
Collaboration à la scénographie, Mechthild Feuerstein
Musique, Scott Gibbons
Vidéo, Jake Schneider
Répétiteur, Timo Kreuser
Sculptures, Giovanna Amoroso, Istvan Zimmermann – Plastikart Studio

Du 20 au 24 novembre 2015

Théâtre de la Ville
2, place du Châtelet
75004 Paris
www.theatredelaville-paris.com