« Palomar 2 », « A travers la cerisaie » et « Frères », trois pièces proposées sous forme de parcours par le Festival Scènes ouvertes à l’insolite, pour sa 11e édition. Du 7 au 15 octobre 2016 au Théâtre Mouffetard, arts de la marionnette

Article de Céline Coturel

 

Le théâtre d’objet ou l’art de conter l’indicible

Comment raconter le ressenti raffiné de monsieur Palomar, personnage attachant d’Italo Calvino, qui décide un jour d’observer le monde, silencieusement, imperceptiblement ? Comment présenter tous les personnages de La Cerisaie d’Anton Tchekhov, un à un, sans oublier un seul détail… quand on est seul personnage sur scène ? Ou encore, faire revivre la guerre d’Espagne, depuis son affrontement armé, le discours des politiciens, la résistance républicaine… la mort et l’exil, quand on se trouve à deux dans une cuisine, avec juste un peu de sucre et de café ? Humour, légèreté et didactisme sont les maîtres mots de la Compagnie Pensée visible (Palomar), le Collectif 23 h 50 (A travers la cerisaie) et la Compagnie les Maladroits (Frères) pour nous propulser dans un univers hors du commun, fragile, facétieux et malléable tel un château de sable. Nous sommes dans le théâtre d’objet, où tout accessoire compte et fait office de second rôle… Si ce n’est de protagoniste.

Palomar se décline sous trois formes de récits. Le Sein nu, Le Gorille Albinos, et L’Univers comme miroir. En s’inspirant du théâtre de marionnettes, deux femmes manipulent dans l’ombre des planches de peinture, des cartons décorés, des vitres transparentes qu’elles superposent, chassent et entremêlent. L’expérience est sensorielle, cinématographique, presque hypnotique. Les images s’animent, toujours au même rythme, au cœur d’un petit théâtre construit, dont le fond de la scène est lumineux comme un écran de projection.

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© Pensée Visible

L’onirique récit de monsieur Palomar, qui observe un gorille albinos, enfermé dans sa cage et dans son corps n’est pas sans rappeler la nouvelle de Julio Cortazar Axolot, dont les pensées d’un poisson font l’objet de méditations et de philosophie pour le narrateur. Palomar imagine flottant entre les flots, le gorille, frappé par sa ressemblance avec l’homme blanc. Ses pensées sont lues, d’abord en introduction par la metteur en scène Raquel Silva, puis par une voix off – c’est là son seul défaut – sur un ton uniforme et malheureusement sans âme. Un bel hommage tout de même à l’auteur italien Calvino, porté par la prouesse technique et les peintures gracieuses d’Alessandra Solimene.

PALOMAR 2 – Le Gorille Albinos

D’après Palomar d’Italo Calvino
Mise en scène : Raquel Silva, Compagnie Pensée visible
Dessins et scénographie : Alessandra Solimene
Musique et dessin du son : Daniela Cattivelli
Lumière : Marco Giusti
Regard extérieur : Elisabetta Scarin
Interprétation, manipulation et construction : Alessandra Solimene et Raquel Silva
Construction du théâtre : Alek Favaretto

 

 

À travers la cerisaie voyage entre Paris et la Russie, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la chute de l’URSS en 1989. C’est l’histoire d’une famille, aussi disparate qu’attachante, propriétaire d’un domaine où sont plantés à perte de vue des cerisiers.

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© Jean Henry

Drôle et bourrée de vie, la pièce se lie de manière ingénieuse et riche, tel un bijou monté avec régularité, attention et labeur. Un fil déroulé qui ne rompt jamais, et dont la boucle se referme parfaitement autour d’un proverbe russe : « avant de partir, il faut s’asseoir ». Le modèle, créé de toutes pièces sous nos yeux, tient du talent de la joaillière Vera Rozanova, seule sur scène, mais qui caméléon, interprète tous les rôles. Pour se faire, elle va s’entourer d’objets. Ils vont l’aider à donner vie, corps, âge et voix… à tous ceux qui constituent le récit. Ainsi, le fer à repasser, qui représente la bonne de la famille, passe de l’état le plus ancien (en fer rouillé), à un métal plus luisant… avant de devenir électrique, projetant crâneusement de la vapeur d’eau, dans une scène hilarante où l’actrice se déploie au ralenti, l’objet en main, sur une musique orchestrale. Rozanova nous emporte dans un tourbillon de vie et d’émotions. Une incroyable manière de montrer sans parole, l’évolution des modes, des mœurs, selon les mutations historiques de l’époque.

À TRAVERS LA CERISAIE

D’après La Cerisaie d’Anton Tchekhov, traduction de P. Pavis
Conception, mise en scène et interprétation : Vera Rozanova, Collectif 23 h 50
Assistant à la mise en scène et création lumière : Lucas Prieux
Création costume : Nawelle Aïneche
Création sonore : Thomas Demay

 

 

Avec Frères, on atteint le chef-d’œuvre absolu. Rare est d’affirmer cela. Le silence des objets au commencement de la pièce ne laisse pas à présager leur importance par la suite, leur transformation physique ni le rôle de la lumière artificielle et vacillante. Pourtant, le rythme trépidant à venir éclate à la figure du spectateur pour le happer et ne plus le lâcher. Deux petit-fils se retrouvent dans l’appartement familial et font le tri des affaires du grand-père. L’un relit des lettres, l’autre lui sert du café. Sans crier gare, celui-ci renverse une montagne de sucre brun sur la table pour le faire réagir. Son frère rit, et dessine alors la carte de l’Espagne. Ils plantent dedans des figurines, des cartes postales, des palmiers… des églises. Beaucoup d’églises. Le poids de la religion. Apparaissent quatre morceaux de sucre. Leurs grands-parents, qui cheminent vers les mines.

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© Damien Bossis

Ces morceaux ne s’arrêteront pas là. Pris par le tourbillon du conflit civil qui déchire le pays en 1936. Les franquistes, carrés de sucre blanc et rectiligne, affrontent les républicains, petits et bruns, plus cabossés. À travers leurs souvenirs de petits-fils, leurs questionnements, ces deux frères se replongent dans le passé pour démanteler et revivre le conflit qu’ont traversé leurs aïeux. Le thème si délicat de la guerre d’Espagne est abordé avec détermination, dans un aboutissement parfait de leurs recherches historiques. Emprunts d’originalité et d’humour constant, les deux acteurs déploient toute leur énergie déconcertante pour aborder le propre passé de la France, plus obscur qu’on ne croit. Une leçon d’Histoire, la petite dans la grande, avec le recul des années, et le regard et la sensibilité d’un petit-fils, enfant issu de ce drame d’exilé. Une leçon aussi de pédagogie qui touche droit au cœur.

FRERES

Texte de Benjamin ducasse, Eric de Sarria, Valentin Pasgrimaud et Arno Wögerbauer
Idée originale : Valentin Pasgrimaud et Arno Wögerbauer
Conception et écriture collective : Benjamin ducasse, Eric de Sarria, Valentin Pasgrimaud et Arno Wögerbauer (Compagnie les Maladroits)
Mise en scène : Eric de Sarria
Assistant à la mise en scène : Benjamin Ducasse
Création sonore : Yann antigny
Création lumières et régie : Jessica Hemme
Regard scénographique : Yolande Barakrok
Chargé de production : Isabelle Yamba

 

 

 

« Scènes ouvertes à l’insolite », 11e édition

du 7 au 15 octobre 2016

Au Mouffetard, théâtre des arts de la marionnette
http://www.lemouffetard.com/content/festival-sc%C3%A8nes-ouvertes-%C3%A0-linsolite