Article d’Ondine Bérenger
Beaucoup de bruit pour rien
Composé à partir d’écrits de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et J.M Coetzee, le très attendu triptyque de Kryzystof Warlikowki avait pour ambition de représenter une Phèdre plurielle et moderne, incarnant à elle seule tous les méandres de l’amour et du désir. Malheureusement, on se perd dans cet étrange labyrinthe un peu trop extrême.
© Pascal Victor
C’est dans un décor ambigu, à la fois épuré et kitsch, qui évoque tant un hôtel qu’une chambre un gaz ou un hôpital psychiatrique que se déroule, trois heures durant, la tragédie revisitée en trois parties pas vraiment liées – si ce n’est en théorie.
On y découvre tout d’abord une Aphrodite « actuelle » mais hélas assez vulgaire, qui se métamorphose en une première Phèdre plus simple, créée d’après les récits de Sénèque et d’Euripide, traversant la beauté, la cruauté, l’innocence et la pureté avant de revenir à la réalité. Cette première partie est certainement la plus symbolique de la pièce, assez hermétique sans doute, mais réfléchie, sorte de métaphore métaphysique où la chambre presque vide semble être la prison bâtie par le seul esprit maladif de l’héroïne tragique. Cette première interprétation de Phèdre mériterait sûrement des dizaines de pages d’analyse, un peu trop complexe pour qui ne souhaite pas s’y perdre, mais captivante.
Puis, ressurgissant après sa première mort, Phèdre se transforme en reine moderne sous la plume de Sarah Kane. C’est alors une orgie d’effets visuels qui prend place sur scène, notamment par l’utilisation d’une pièce de verre dans le décor, salle d’autopsie des personnages, qui se retrouvent alors encore plus éloignés du public qu’ils ne l’étaient déjà. Si l’on ajoute la distanciation amenée par le son des microphones qui normalisent les voix des comédiens, il semblerait que nous soyons plus dans un film étrange ou une performance pseudo-conceptuelle que dans un théâtre. Même si la démonstration des passions est violente et efficace, Phèdre se retrouve ici limitée à une seule folie libidineuse, représentation sexualisée à outrance, sombrant dans une vulgarité malvenue, une sorte de fausse actualité qui veut se montrer à l’excès : coïts, viol, fellations, masturbation dans une chaussette sale, gifles, vocabulaire cru, tout est bon pour crier à la modernité.
© Pascal Victor
Cependant, une trouvaille intéressante surnage dans le désordre : la confrontation entre Hippolyte et Phèdre illustrée en arrière-plan par la célèbre « scène de la douche de Psychose », dont chaque plan semble minutieusement lié à ce qui se dit sur le plateau.
Enfin, revenant une ultime fois d’entre les morts, Phèdre s’actualise cette fois pour de bon, prenant corps sous les traits d’Elizabeth Costello, héroïne de J.M Coetezee donnant une conférence sur Eros et les relations entre les hommes et les dieux. Bien que l’on ne retrouve guère ici l’image de Phèdre (plus aucun rapport avec la tragédie antique, l’histoire s’est envolée), la discussion à bâtons rompus n’est pas idiote et fait sourire, même si la quasi-absence de mise en scène et la projection d’extraits de films sans grand rapport avec le sujet donnent un arrière-goût d’abandon. Sentiment renforcé dans les quelques dernières minutes de la pièce, où Elizabeth Costello se lance dans une grande tirade de Racine, dont la beauté littéraire remet du baume au cœur – finalement, le classique, ce n’est pas si mal…
Fort heureusement, cette pièce embrouillée et assez indigeste est secourue par une excellente distribution: Agata Buzek, Alex Descas et Gaël Kamilindi, mais surtout le formidable Andrzej Chyra (Hippolyte), et l’excellente chanteuse Norah Krief (Oenone), interprétant avec brio Al-Atlal, la célèbre chanson d’Oum Kalthoum. Quant à la danseuse Rosalba Torres Guerrero, son talent est indubitable, mais l’on se demande ce qu’elle vient faire ici, attifée en danseuse de peep show…
Et pour finir, par-dessus tout, on retiendra l’incroyable interprétation d’Isabelle Huppert, rayonnante, glissant d’une Phèdre à l’autre avec une aisance déconcertante et une virtuosité inégalable. Son exceptionnelle prestation permet de sauver la pièce, car l’actrice est tout simplement magnétique, et la voir jouer de si complexes rôles avec une telle maîtrise, et, semble-t-il, une telle facilité suscite une irrépressible fascination. Et c’est avec un léger sourire que l’on quitte finalement le théâtre, lorsque après trois heures en scène, elle lance pour seule conclusion, d’un air presque insolent « Je vous remercie de votre attention ».
Finalement, cette représentation de Phèdre(s) pourtant très prometteuse laisse donc le spectateur sur sa faim, en se perdant dans une complexité outrancière et une vulgarité inutile. Trop de violence, trop de crudité, trop de corps et un galimatias incompréhensible qui brise l’émotion par la distanciation. Un échec regrettable pour un tel travail.
Phèdre(s)
de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et J.M Coetzee
mise en scène Krzysztof Warlikowski
avec Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero.
Dramaturgie Piotr Gruszczyński
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Collaboration aux costumes Géraldine Ingremeau
Musique originale Paweł Mykietyn
Lumière Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Maquillage, coiffures, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo
Son Thierry Jousse
Musique interprétée sur scène Bruno Helstroffer
Chants interprétés par Norah Krief
Musiciens (guitare électrique) en alternance : Grégoire Léauté et Bruno Helstroffer
Assistant à la mise en scène Christophe Sermet
du 17 mars au 13 mai
Théâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon
75006 Paris
http://www.theatre-odeon.eu/fr/