Pôles, mise en scène Florence Marschal et Christophe Hatey © Virginie Gilbert
Pôles, une récréation absolument troublante qui brouille les frontières du temps, faisant paraître toute la profondeur des personnages et leur humanité.
Lumières. Face public, un plateau très épuré, quasiment nu, agrémenté en tout et pour tout d’une chaise et de deux panneaux blancs mobiles, servant à la fois de décor et de coulisses. Le parquet qui craque sous le pas des acteurs est quant à lui recouvert d’une sorte de moquette d’un bleu triste et pâle, à l’instar des éclairages, faibles et sombres. Dans cette atmosphère lugubre et glaciale se présente une femme, pleine de vie, très loquace, incarnée par l’étonnante Florence Marschal : Elda Older est son nom. Ancienne actrice, elle travaille à devenir chanteuse lyrique. Puis entrent dans son appartement Jean son voisin écrivain (Tristan Godat), Walter son frère sculpteur (Christophe Hatey), et Alexandre-Maurice Butofarsy son nouveau modèle (Jean-Jacques Boutin). Dès les premières minutes, Elda évoque une opération du cerveau qu’elle doit subir et qu’elle reporte continuellement alors que ses troubles de la mémoire s’amplifient. Sa générosité verbale remarquable s’oppose en tout point à celle d’Alexandre-Maurice dont l’économie de paroles interroge dès lors : qu’est-il arrivé à cet homme ? On apprend dans une scène semblable à un interrogatoire que, vingt ans auparavant, le jeune Alexandre-Maurice, joué par Loïc Fieffé, est accusé d’un crime odieux dont il ne se souvient plus pourtant. Tout comme il est frappé d’amnésie face à Elda qui tente pourtant à présent de l’aider à recouvrer la mémoire. Ces deux personnages vont former tout au long de la pièce un duo peu ordinaire, à la fois drôle et touchant.
D’abord confuses, les différentes temporalités liées à cet événement tragique, autour duquel Pôles s’articule, se distinguent peu à peu. Le spectateur, alors ballotté entre passé et présent, est invité à remonter le temps à travers moult flash-backs. D’une certaine manière, le public pénètre l’esprit d’Alexandre-Maurice et se retrouve au cœur de son histoire, permettant de mieux comprendre ce qui s’y est produit. La pièce nourrit alors une curiosité coupable : qui a tué ? Comment et pour quel motif ?
Le temps du passé s’avère effroyablement rude, dévoilant toute la misère et tous les tourments de la vie d’Alexandre-Maurice, retraçant ainsi le parcours l’ayant poussé à son geste fatal. À cette époque troublée se mêlent d’autres protagonistes : Jessica (Samantha Sanson) sa compagne sans famille, Saltz (Émilien Audibert) son frère musicien, et leur mère, dont l’omniprésence, bien que désincarnée sur scène, pèse tel un fardeau sur les deux fils.
L’intérêt du texte et de sa mise en scène ici résident dans la manière dont ces « laissés-pour-compte » sont dépeints et représentés dans leur terrible réalité – grande précarité, travail de nuit à l’entrepôt, menace d’expulsion de la maison par les propriétaires, etc. – que l’on découvre par couches successives et à laquelle on ne peut rester indifférent, tant les interactions entre les personnages, dont le langage se trouve déformé, sont conflictuelles et semblent douloureuses à chaque instant.
Dans tout ce vacarme existentiel, entre violence et compassion, se fait quelquefois le silence dans la salle, reflet d’un silence à l’intérieur des personnages eux-mêmes, symbolisant les troubles de la mémoire certainement provoqués par toutes ces épreuves. Les souvenirs s’effacent, se mélangent chez Elda qui sait de moins en moins qui elle est : « Ça va me revenir, ça va me revenir » se persuade-t-elle, a priori vainement, malgré tous ses espoirs de guérison. Fidèles à l’œuvre de Joël Pommerat, Christophe Hatey et Florence Marschal construisent leur mise en scène autour de cette quête mémorielle déroutante pour le spectateur. La sobriété de la scénographie, frustrante à première vue, met en valeur avec justesse la complexité de ces personnages détraqués, toute leur fragilité et leur vulnérabilité. Malgré un rythme très saccadé, engendré par une succession de noirs entre les tableaux, le public est captivé par tant d’étrangeté, par le caractère quelquefois risible et amer de certaines situations. L’impatience du dénouement de l’histoire se laisse aller jusqu’à la fin du spectacle porté par le formidable jeu des acteurs.
Une expérience théâtrale bouleversante sur la difficulté des relations sociales et familiales.
Pôles, mise en scène Florence Marschal et Christophe Hatey © Virginie Gilbert
Informations pratiques
PÔLES – Compagnie l’Air du Verseau
Auteur(s)
Joël Pommerat
Mise en scène
Christophe Hatey et Florence Marschal
Avec
Florence Marschal (Elda Older), Jean-Jacques Boutin (Alexandre-Maurice du présent), Tristan Godat (Jean), Christophe Hatey (Walter), Loïc Fieffé (Alexandre-Maurice du passé), Émilien Audibert (Saltz), Carine Regincos (Elda Older jeune), Samantha Sanson (Jessica)
En alternance : Jean-Jacques Boutin, Romain Briand, Nina Hatey, Charly Thicot
Création Lumière Marc Augustin –Viguier
Production Compagnie l’Air du Verseau
Dates
Du 20 octobre au 6 novembre 2022
Du jeudi au samedi à 21h, Le samedi et dimanche à 16h30
Durée
1h40
Adresse
Théâtre de l’Épée de Bois
Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Informations complémentaires
Théâtre de l’Épée de Bois
www.epeedebois.com
Compagnie l’Air du Verseau
cie-airduverseau.com