Article de Marianne Guernet-Mouton
Le fanatisme religieux décrypté
Tragédie créée en 1641 par Pierre Corneille, Polyeucte est aujourd’hui réinvestie par Brigitte Jaques-Wajeman sous le prisme essentiel du fanatisme. En confrontant la pièce au Gai savoir de Nietzsche, la mise en scène, sobre, profondément ancrée dans l’actualité, prend le parti de tronquer le texte pour recentrer l’œuvre autour de la question religieuse et des débats intérieurs du personnage éponyme.
© Marco Magliocca
Polyeucte, grand seigneur d’Arménie, est marié à Pauline fille d’un sénateur romain alors gouverneur d’Arménie qui était sous protectorat, au début du christianisme. Lorsque la pièce commence, sur scène deux blocs se détachent et s’ouvrent sur un lit aux draps blancs derrière lequel est tendu en fond de scène un ciel peint, qui rappellerait en plus sombre l’un de ceux peints par De La Fosse, notamment le ciel du dôme des Invalides : Saint-Louis remettant son épée à Jésus-Christ après avoir vaincu les infidèles. Puissante analogie. Visuellement, symboliquement, la scénographie assez dépouillée est éloquente et tous les choix de décor, de costumes et de mise en scène concourent à décrypter le fanatisme religieux, notamment celui de Polyeucte converti au christianisme avec une hâte et une fulgurance qui échappent à tous les autres personnages. Vêtus comme aujourd’hui, tous gravitent autour du seigneur désirant jusqu’à mourir en martyr pour sa nouvelle religion monothéiste, en dépit même de sa jeune femme implorante et désœuvrée. Habillée en rouge, Pauline avait dû quitter Rome et son amant pour cette union voulue par son père, Félix. Instrumentalisée, elle apparaît comme corruptrice, comme un (r)appel à la chair, que ce soit avec Polyeucte ou Sévère, son ancien amant.
© Marco Magliocca
Sur scène, l’issue remaniée par une lecture de Nietzsche ne peut qu’être tragique, Polyeucte non seulement portera atteinte à ses anciens dieux, mais il mourra pour son nouveau seul et unique dieu. Là où la mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman est remarquable, c’est qu’elle laisse admirablement entendre le vers de Corneille – notons que François Regnault auteur de Dire les vers est assistant artistique – tout en actualisant la pièce avec intelligence. On regrette simplement la lente montée en puissance de la pièce qui laisse difficilement percevoir toutes les voix des personnages tant elle semble aspirer, par moments, à n’en retenir qu’un seul. L’un des moments forts reste finalement la dernière scène où la tragédie dépasse la simple mort de Polyeucte annonciatrice non d’une accalmie, mais d’une conversion frénétique chez les survivants. La lecture nietzschéenne fait sens en nous renvoyant à notre difficile actualité et le triste constat qu’elle implique : les martyrs séduisent. Pauline, puis son père déclarant « J’en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien », tous suivent le fanatique aux étranges manies que deux heures de spectacle avaient pourtant réussi à décrier. Toute la force vient en fait de ce renversement, ce coup de théâtre que l’on ne peut comprendre ni empêcher et que la sobre et symbolique scénographie rend très esthétique.
Et de ce sang, enfin, dont Pauline finie recouverte, prête à convertir à son tour. Ce sang que les martyrs laissent couler en partant. Ce sang qui marque à jamais les survivants.
Polyeucte
De Corneille
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman
Conseillers artistiques François Regnault et Clément Camar-Mercier
Scénographie et costumes Emmanuel Peduzzi
Lumières Nicolas Faucheux
Avec Clément Bresson, Pascal Bekkar, Aurore Paris, Pauline Bolcatto, Marc Siemiatycki, Timothée Lepeltier, Bertrand Suarez-Pazos
Du 4 au 20 février 2016
Théâtre des Abbesses
31 Rue des Abbesses
75018 Paris
http://www.theatredelaville-paris.com/aux-abbesses