« Vu du Pont », d’Arthur Miller, mise en scène Ivo van Hove au Théâtre de l’Odéon (reprise).

Un Article d’Ondine Bérenger.

 

Une tragédie d’homme ordinaire

 

Alfieri, avocat américain d’origine italienne, raconte un fait divers tragique survenu dans une famille du quartier de Red Hook, dans le Brooklyn des années 1950. Eddie Carbone a travaillé toute sa vie sur les docks pour faire vivre sa femme, Béatrice, et sa nièce orpheline, Catherine, qu’il protège jalousement. Alors, lorsque deux cousins de Béatrice venus clandestinement d’Italie s’installent chez eux, et que la jeune fille s’éprend du blond Rodolfo, c’est toute la machinerie de la fatalité antique qui se met en place pour conduire à une inévitable issue tragique, là où les compromis de la loi se heurtent aux sens traditionnels de l’honneur et de la justice.

© Thierry Depagne

Pour restituer cette tension dramatique sur le plateau, Jan Versweyveld a créé un espace trifrontal dominé par les spectateurs (depuis le pont…) et épuré à l’extrême. Pour entrer et sortir de cet espace conçu comme une boîte (ou un container de cargo), une seule porte, étroite, appuie ce sentiment d’enfermement des personnages dans un lieu où chacun doit vivre son destin. Pas un décor, des accessoires réduits au strict minimum, des éclairages variant presque imperceptiblement… toute la tragédie est contenue dans les mots et les actes de chaque personnage.

 

Malgré un texte (ou s’agit-il seulement de la traduction?) d’une qualité littéraire peu marquante, Ivo van Hove parvient à restituer l’essence même du drame, avec une violence dont la pureté et la délicatesse – propres à son travail – sont étonnamment bouleversantes. Le poids de la fatalité et la force du symbole créent ainsi un tableau saisissant, mis en mouvement par une direction d’acteurs d’une exceptionnelle précision. Pauline Cheviller est éblouissante en Catherine, jeune fille oscillant entre la candeur de l’enfance et les désirs de l’âge adulte. A ses côtés, le rôle de Béatrice aurait pu sembler fade par son perpétuel aspect conciliateur, mais il n’en est rien, car Caroline Proust parvient à insuffler au personnage une détresse et un désespoir qui en font une victime regrettable de la tragédie. Enfin, impossible de ne pas évoquer l’incroyable Charles Berling, qui incarne un Eddie marqué par le temps et par sa condition, plein de contradictions et de nuances, intègre mais pas manichéen, d’une complexité et d’une ambiguïté fascinantes. Proie de la fatalité, il attire la compassion par son double-statut de victime et de bourreau, si fort et si faible en même temps. Dans cet affrontement de loi, de justice, d’honneur et de sang, à qui la faute ? Comment pourrait-on blâmer ceux qui sont pris dans le jeu du destin ? De cette représentation, on ne regrettera finalement que le peu de place accordée à Marco (Laurent Papot) dont la présence est pourtant capitale.

 

Quoiqu’il en soit, c’est un travail d’une exigence rare que nous propose ici Ivo van Hove, fidèle à son esthétique d’où surgit l’essence des violences. Une telle création nous laisse émotionnellement épuisés : un très bel hommage et un retour puissant à la catharsis au théâtre.

© Thierry Depagne

Vu du Pont

d’Arthur Miller

mise en scène Ivo van Hove

avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust

traduction française Daniel Loayza
dramaturgie Bart van den Eynde
décor et lumière Jan Versweyveld
costumes An D’Huys
son Tom Gibbons

du 4 janvier au 4 février 2017

aux Ateliers Berthier de l’Odéon

1 rue André Suarès
75017 Paris
http://www.theatre-odeon.eu