Article de Julie Lossec
Contemplation : entre vide et profusion
À travers un tour d’Europe, la compagnie El Conde de Torrefiel invite à stopper l’espace d’un instant le tourbillon de nos vies pour réfléchir sur le monde d’aujourd’hui, s’attarder sur l’envers du paysage. Cette méditation anthropologique prônant un retour à la nature se présente sous la forme d’une suite de tableaux, qui offrent à voir les expériences vécues par des individus anonymes à différents points du vieux continent. S’ajoute, en parallèle de ces scènes, un récit en voix off dans lequel la troupe convoque fictivement des figures intellectuelles contemporaines qui ont inspiré sa démarche. Ainsi Michel Houellebecq, installé dans un hôtel à Marseille avec une prostituée marocaine dénonce l’imposture de l’art : « l’ibuprofène du peuple ». Zygmunt Bauman, à Varsovie, revendique son droit à l’ennui et la réflexion en réaction à l’omniprésence de l’économie qui, sans cesse, propose du divertissement. Depuis Florence, Blixa Bargeld compare la frustration produite par l’information totale à la sensation d’une boule de viande coincée dans la gorge.
© Ainara Pardal
Dans cette création engagée, la compagnie espagnole pointe du doigt la façon dont l’homme dévoie la nature et sa nature, happé par la société de consommation dans laquelle l’individualisme est roi.
Le décor est minimaliste. Sur un sol blanc baigné par une puissante lumière, tel un laboratoire, quatre hommes évoluent, le regard volontairement inexpressif, et se fondent dans les situations vécues par des individus simultanément dans dix grandes villes d’Europe. À Berlin, Spencer Tunick photographie 5000 personnes nues devant le Mémorial de la Shoah pour le 70ème anniversaire de l’Holocauste. À Bruxelles, une pièce de théâtre frôlant l’absurde met en scène un public qui reçoit en direct ses instructions de jeu dans des casques individuels. Des chômeurs installent à Thessalonique, le regard vide, une aire de jeux multicolore pour enfants. Un secteur dans lequel ils ont choisi d’investir pour la seule raison qu’il ne connaîtra pas la crise.
Les différentes scènes provoquent volontairement le malaise en questionnant notre mode de vie actuel. Jusqu’à mener à l’angoisse, à Kiev, lorsqu’un individu fait retentir un gong posé au centre de la salle pour faire trembler les murs, vibrer les sièges, en rappel à la fatale destinée de l’être humain. Sur scène, seuls quelques objets accompagnent les comédiens. Une montagne de sacs plastiques semblables à des ballons, un château gonflable aux couleurs vives, presque artificielles accroissent l’atmosphère anxiogène.
© Ainara Pardal
Au final, on peut regretter que les multiples pistes de réflexions explorées rendent le message de la pièce confus. De plus, l’atmosphère des différentes villes traversées n’est pas toujours bien retranscrite. En dépit de cela, les tableaux s’enchaînent parfaitement. Les comédiens, comme déshumanisés, défendent parfaitement leur proposition. Le texte est percutant, souvent criant de vérité. L’objectif de faire réfléchir le spectateur est atteint.
[La possibilité qui disparaît face au paysage]
Idée et création, El Conde de Torrefiel, en collaboration avec les performers
Mise en scène et dramaturgie, Tanya Beyeler et Pablo Gisbert
Texte, Pablo Gisbert
Avec Tirso Orive Liarte, Nicolás Carbajal Cerchi, David Mallols, Albert Pérez Hidalgo
Conseil dramaturgique, Roberto Fratini
Conception lumières, Octavio Más
Scénographie, Jorge Salcedo
Conception sonore, Adolfo García
Musique, Rebecca Praga
Chorégraphie, Amaranta Velarde
Images, Ainara Pardal
Traduction en français, Marion Cousin
Du 3 au 5 novembre 2016
Centre Pompidou
Place Georges-Pompidou
75004 Paris
https://www.centrepompidou.fr/