« RANGER », « L’INTERVIEW » et « 8 ENSEMBLE » Introspection, mal-être et aspirations, Rambert dans le flot de la vie !

Trois pièces de Pascal Rambert : Ranger, L’INTERVIEW et 8 Ensemble aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.

RANGER écrite pour Jacques Weber et créée par lui le 20 janvier 2023 au TNB, dans une mise en scène de l’auteur, est un long monologue ou plutôt une adresse à la personne absente. Dans une chambre d’hôtel ultra moderne, à Hong Kong, un homme vieillissant, visiblement las, s’adresse à sa femme morte depuis un an, tout en défaisant ses malles et tente de ranger ses affaires…
Il s’agit ici de chagrin. Au fil de cette longue phrase, on constate que ce que l’on appelle le travail de deuil n’est pas terminé pour cet homme, que peut-être, il n’a pas envie de surmonter son chagrin, que tout ce qui peut le distraire l’ennuie profondément, puisque, comme il le dit : c’est peu amusant de faire les choses sans toi. C’est pour cela qu’il lui faut s’habiller comme elle aimait qu’il le fût, que sa photo trône sur la table de nuit, qu’il sacrifie au rituel de la barre chocolatée… c’est l’univers de la nostalgie qui est évoqué là, la façon de dormir l’un contre l’autre, les jugements péremptoires sur les clichés de langage, les regards furieux quand une femme semblait l’intéresser… cet immense chagrin est tissé avec le récit des réceptions, la chambre amusante, les échanges polis et ennuyeux avec les voisins de table, tout cela fait sourire gentiment, ironiquement, mélancoliquement. Sur une échelle de un à dix, à combien estimez-vous la douleur ? à dix, bien sûr. Feuilleter les albums de photos ravive la mémoire ainsi que la douleur. Le vieil ours en peluche contenant la lettre écrite à vingt ans place de la Sorbonne ne font pas autre chose. Je t’aimerai toute ma vie. C’était la fin de cette lettre; et la vie justement se termine.
Un très beau texte, porteur d’un profond désespoir, donc d’une profonde humanité. Je me suis battu pour des idées et je quitte un monde pire que celui dans lequel je suis né. Nombre d’entre nous pourraient reprendre cette phrase à leur compte.

L’INTERVIEW texte créé le 26 avril 2022 au NEST de Thionville, dans une mise en scène de l’auteur.
Marine installe le dispositif : micro, caméra. En face d’elle, Pierrette. Elles se connaissent, cet entretien est un vieux projet. Mais quel en est l’objet ? En fait, le propos se construit petit à petit, dans l’échange, et l’on comprend qu’il s’agit de dépression voire, comme on dit aujourd’hui de burn out. Conséquemment, les rôles se perdent un peu, s’échangent. On passe de la situation classique : une journaliste interroge quelqu’un, à une véritable conversation autour d’une expérience commune. Trouver les mots pour décrire ce qui est à la fois un feu intérieur qui brûle et consomme toute volonté, et une sorte de glaciation qui immobilise. Les problèmes ressortirent donc au langage. Les mots veulent dire quelque chose… les mots eux-mêmes veulent s’exprimer… les mots veulent … les mots sont autonomes… Les mots s’échappent… et là, on entre dans le vertige, et le vertige, c’est bien cet état dans lequel on se trouve quand on n’a plus prise sur rien. Le corps lui-même échappe à tout contrôle et semble s’autonomiser dangereusement. Les deux femmes partagent cette expérience, tellement qu’on a du mal à savoir qui interroge et qui est interrogé ;; et qu’à la fin, on pourrait bien jouer une deuxième mi-temps : c’est moi qui interrogerais et toi qui serais interviewée…
Deux femmes ont échangé leurs expériences. C’est une chose. Cela fait-il théâtre ? là est toute la question.

8 ENSEMBLE Texte créé le 5 octobre 2021, à l’atelier de Paris-CDCN dans une mise en scène de l’auteur – festival d’Automne – talents ADAMI 2021
Le procédé sur lequel repose cette pièce est celui de La Ronde», le film de Max Ophuls d’après le roman d’Arthur Schnitzler. Mais il ne s’agit pas ici d’aventures amoureuses. Les huit jeunes qui se passent la parole en se prenant tour à tour dans les bras sont des comédiens en formation au TNS: Yuming, Jisca, Marie, Souad, Mourad, Liora Felipe, Sekhou, ce sont leurs prénoms. Certains viennent de loin ou sont descendants de personnes venues de loin.
Leur parole évoque, de manière poétique et indirecte, leur rapport au théâtre, à travers leurs corps, à travers leurs mots, à travers leurs vies : les limites de mon corps, les limites de mon corps… ou bien La Haye-les-Roses, l’Aÿe-Les-Roses ou encore Tremblais en France, la France qui tremble ? Les mots mais aussi les lieux; tu viens de Châtelet-Les-Halles, je viens du jardin du Luxembourg, on se retrouve au milieu du Pont Neuf… ou encore, le skate qui permet de se rétablir sans cesse entre la France et l’Algérie… et surtout, marcher, marcher ensemble ou les uns vers les autres ou les uns suivant les autres dans Paris ou dans Strasbourg, aux Comores ou au Brésil…
La parole reprise au bond et continuée comme un immense cadavre exquis. Et si l’on n’a pas de chambre à soi, on peut tout de même écrire ce 8 qui est image de l’infini parce qu’on habite d’abord son propre corps, ce corps jeune et plein qui a tant à dire, tant à vivre.
Le spectateur – lecteur – ne sait pas immédiatement de quoi il s’agit, mais il est pris par la beauté et la force énigmatique de cette langue.

Trois pièces différentes quant à leur propos, unies cependant par la poésie de la langue, et par le côté phrase ininterrompue, qui est propice à évoquer le flux de conscience, le flux de la vie même.

Informations pratiques

Auteur(s)
Pascal Rambert

Prix
15 euros

Éditions Les Solitaires Intempestifs
www.solitairesintempestifs.com