Article de Marianne Guernet-Mouton
Ce que le vent n’emporte pas
Rouge décanté, c’est d’abord un livre écrit par Jeroen Brouwers en 1981, adapté au théâtre il y a plus de dix ans, et qui depuis est joué chaque année à Anvers. Devenue culte à l’étranger, cette pièce mise en scène par Guy Cassiers est aujourd’hui une première en France, face à un public français méconnaissant souvent Jeroen Brouwers qui fête pourtant ses quarante ans en tant qu’écrivain cette année.
Lorsque le public prend place dans la salle de théâtre, Dirk Roofthooft, dans le rôle du seul personnage de cette longue histoire, est déjà sur scène en train de se râper les pieds, assis dans l’obscurité de ce qui pourrait être son appartement. Ses peaux mortes qui tombent inlassablement de part et d’autre d’un journal posé au sol rappellent alors au personnage les cendres de sa mère, lorsqu’elle fut incinérée. De là commence une histoire autobiographique portée par le comédien, celle de l’auteur et de sa mère, morte seule dans son appartement devant son téléviseur éteint, le 26 janvier 1981. La mort de la mère s’impose ainsi comme le déclencheur de souvenirs et de la nécessité de les évoquer, les souvenirs d’une enfance passée dans le camp d’internement japonais de Tjideng pendant la seconde Guerre Mondiale, à Jakarta. Alors que le personnage, seul et principal narrateur de cette histoire, se met à déclamer ses souvenirs avec peine, se déplaçant avec une certaine lassitude dont on ignore s’il s’agit de celle inhérente à son âge avancé ou à cette énième évocation, l’espace scénique évolue au gré du propos.
Si le personnage est seul sur le plateau, la mise en scène, elle, fonctionne de telle sorte qu’elle joue de cette solitude en démultipliant sa figure ainsi projetée par des moyens filmiques sur chaque paroi possible, y compris sur le corps du personnage qui devient un réceptacle visuel pour les mots. En dehors de l’obscurité régnante, un savant jeu de lumières rouges et blanches vient servir le propos et marquer la rétine du spectateur qui doit parfois soutenir le rouge avec peine. Porte-parole d’une grande histoire oubliée teintée d’anecdotes, le personnage se retrouve sur une scène où cohabitent un possible intérieur d’appartement et des dalles disposées ça et là, à même le sol où dans d’étroites lignes d’eau. Une scène devenue l’espace mental d’un homme que lui seul sait parcourir, déjouant ainsi les temporalités, passant de sa plus tendre enfance à son aigreur présente, projetant ses souvenirs dans cet espace que le spectateur appréhende lentement.
Ce qui est donné à voir, lorsque sur un fond rouge se détache un point blanc qui n’est autre que la tête du personnage déclamant, c’est un discours acerbe sur la vie en camp japonais dont le drapeau de cette nation porte encore une tache, une tache rouge sang. Le porte-parole de cette tâche, pendant presque deux heures discourt avec amertume, retenue, et avec une frêle spontanéité qui achève d’émouvoir le spectateur perdu entre haine et amour dont la limite semble devenue si mince. Plus que sur une jeunesse passée en camp japonais, un chapeau colonial sur la tête, un petit livre pour lequel sa mère s’est battue et la banalisation de la violence comme quotidien, le discours tenu par le personnage est une élégie, un discours sur l’amour, la mort et la beauté : c’est une tentative de discours d’adieux à une mère morte. En effet, comment grandir, fonder une famille sans faire les frais de ce passé douloureux réduit en cendres que le vent ne parvient pas à emporter ? Les préoccupations de l’auteur de Rouge décanté remontent perpétuellement grâce à un jeu d’acteur extrêmement poignant. Tout à la fois, lassé et optimiste, le personnage est vu dans son intimité, auto-analysé par la vidéo, une intimité qui fait parfois sourire avant d’être rattrapée par une tristesse nonchalante doublée d’un désir récurrent de ne pas être présent, contenus en ces mots : « La meilleure chose à souhaiter aux gens : c’est de ne pas s’aimer. ». Une chose est à souhaiter toutefois : c’est d’aller voir cette pièce.
Rouge décanté
d’après le roman de Jeroen Brouwers
Adaptation
Guy Cassiers, Dirk Roofthooft, Corien Baart
Mise en scène
Guy Cassiers
Avec Dirk Roofthooft
Dramaturgie Corien Baart, Erwin Jans
Décor, vidéo et lumière Peter Missotten (de Filmfabriek)
Réalisation vidéo Arjen Klerkx
Décor sonore Diederik De Cock
Costumes Katelijne Damen
Assistante à la mise en scène Hanneke Wolthof
Accessoires Myriam Van Gucht
Conseillère en langue française Coraline Lamaison
Traduction du néerlandais Patrick Grilli
Du 2 au 18 décembre 2015
Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette
75011 Paris
www.theatre-bastille.com