« SPÉCIMEN » de Gwendoline Soublin : L’art de l’écriture performative

Gwendoline Soublin est une dramaturge qui s’inscrit dans une écriture contemporaine qui bouleverse nos habitudes de lecteur.trice.s. Dans sa nouvelle pièce de théâtre Spécimen, elle se sert notamment de l’absence d’unité de lieu pour faire de son texte un lieu de vagabondage, d’errance, de voyage. L’occasion pour le personnage de se métamorphoser en même temps que les mots, donnant à l’ensemble des allures monstrueuses.

Elle a quarante-six ans. Elle travaille au rayon Poissons & Crustacés du SuperGéant. Poser, peser, taper, coller : c’est son quotidien. Depuis 4 720 jours travaillés, pas d’accrocs. Mais ce matin-là, son supérieur l’humilie devant les clients. Il la traite de Cro-Magnon. Alors quelque chose s’enraye dans le temps et l’espace. À l’aube du 4 721ème jour, c’est 3,8 milliards d’années qui s’ouvrent en elle et autour d’elle. Au milieu de la steppe urbaine, une épopée intime, poétique et millénaire commence.

Dès les premiers mots, l’autrice crée une rupture immédiate avec le texte traditionnel. Pas de majuscules, pas de point – pas tout de suite – et surtout : pas de « je ».

« toute la journée/ on pose, on pèse, on tape, on colle »

C’est l’essence même du théâtre que Gwendoline Soublin déjoue ici : elle questionne en effet la notion de personnage. Qui est ce « on » ? Qu’en est-il de son identité, de son humanité, de sa singularité qui semble se fondre dans cet anonymat indéfini ? À partir de ce principe, le texte, construit en grande partie comme un monologue, permet de voyager au-delà des limites du théâtre. S’ensuit une confusion volontaire de genre, le style d’écriture se rapprochant beaucoup du nouveau roman (les textes de Nathalie Sarraute par exemple).

Cette confusion très contemporaine permet de disséquer les différents sujets abordés par la pièce. L’écriture remplit une fonction performative : la forme donnée au texte donne à voir un personnage soumis au système capitaliste et à la société de consommation. Le récit saccadé et son aspect factuel, mécanique, entrent en résonance avec la perte d’identité et d’humanité que subit le personnage. Le réel se mêle à l’imaginaire dans une perte progressive de sens, dans les mots comme dans l’intériorité de ce « on » qui raconte :
« ailleurs où il fait moins glaçon ».

Jusqu’à la rupture, la fissure. Entre renouveau, renaissance, recommencement, la thématique de métamorphose devient constante, autant dans ce qui est dit que dans la manière dont on le dit : le texte change de taille, de place dans la page, et finit même par s’épurer.

L’écriture performative – qui fait advenir l’action, le changement – est une véritable prouesse de la part de la dramaturge, mais elle prend le risque de rencontrer un certain rejet. À force de jouer avec les repères et le sens, la plongée dans l’inconnu – du personnage et du lecteur – tombe dans l’étrange voire le répugnant. Perdre le sens, c’est prendre le risque de freiner l’identification et l’attention du lecteur. C’est une rencontre laborieuse, à laquelle il faut s’accrocher si l’on veut pouvoir aller au bout de l’expérience.

Après une réalisation radiophonique sur France Culture par Laure Egoroff à l’occasion du Festival d’Avignon 2023, le texte sera créé dans une mise d’Émilie Flacher (Cie Arnica) pour la saison 2024-2025. Un autre texte de la dramaturge, Pig Boy 1986 – 2358, est programmé cette saison à la Comédie de Saint-Étienne dans une mise en scène de Hélène Cerles et Noëlle Miral (Collectif Le Bruit des Cloches).

Informations pratiques

Auteur(s)
Gwendoline Soublin

Prix
17 euros

Éditions Espace 34
www.editions-espaces34.fr

Gwendoline Soublin
www.gwendolinesoublin.com

Spécimen, lecture radio sur France Culture lors Festival d’Avignon 2023
www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/specimen-de-gwendoline-soublin