Article de Paula Gomes
Une tragédie moderne
Un sol jonché de morceaux de tissus colorés, une table de cuisine, au fond un rideau translucide laisse entrevoir des vêtements d’enfants suspendus aux cordes et un landau. Suzy Storck attend fébrilement le retour de son compagnon Hans Vassili Kreuz pendant qu’à l’étage des bruits d’enfants résonnent et une serrure est crochetée. Sous les airs de « Wonderful life », l’histoire d’une femme ordinaire se déroule le 17 juin entre 20h54 et 22h54 et la narration égrène ces deux heures de la soirée en aller-retour précis, accentuant la dramaturgie. Suzy a renoncé à son travail pour élever ses trois enfants et répondre aux obligations du ménage. Solitude, absence de désir (d’amour et de maternité), une vie emprisonnée dans la norme et les convenances. Suzy s’enivre et rêve d’un ailleurs, loin « Là-bas » comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui s’échappe du transistor. Routine, confrontations, blessures qui se dévoilent pendant que le bourdonnement des mouches annonce une issue fatale.
© Olivier Quero
La mise en scène de Jean-Pierre Baro est ingénieuse et contient de nombreux ressorts. Les comédiens sont toujours à vue et peuvent se muer en enfants, conteurs ou vendeuse en un instant. Dynamique apportée par un récit aux multiples voix, les personnages eux-mêmes reprennent la narration ou sortent du plateau pour prendre du recul par rapport à l’action, comme Suzy qui contemple son existence tel un fantôme. Un vide affectif troublant où les individus se croisent ou s’affrontent violemment, les enfants jouent à peine, l’homme est seul dans son lit. Tout devient mécanique, des tâches ménagères à la voix de Suzy qui répète « Mon cœur est une horloge … » jusqu’à ce que « le rythme s’accélère, quelque chose cède ». Le jeu des acteurs est excellent et le public captivé par ces destins qui basculent, à la manière d’un thriller.
© Olivier Quero
Le texte de Magali Mougel est puissant et judicieusement construit autour d’une femme en lutte, en quête de liberté. Il comporte de nombreuses similitudes avec « Disparitions » de la dramaturge québécoise Sarah Berthiaume, inspiré lui aussi d’un fait divers : incommunication, habitudes du couple, refus/désir d’enfants, monde du travail, violence, mort, temporalité éclatée, chœur antique et du suspense. Une écriture placée au plus près de l’être, de ses actions pour essayer de comprendre ce qui se passe, une interrogation sur la vie.
Suzy Storck
de Magali Mougel
Mise en scène Jean-Pierre Baro
Avec Maxence Bod, Johanna Bonnet, Julien Breda, Leslie Granger, Glenn Marausse de l’Ensemble 23
Collaboration à la scénographie Mathieu Lorry Dupuy
Lumière Nanouk Marty
Son Adrien Wernert
Mercredi 15 juin à 22h, vendredi 17 juin à 20h et samedi 18 juin à 20h
Durée 1h
Théâtre national de la Colline
15 Rue Malte Brun
75020 Paris