Article d’Ondine Bérenger
Immersion créatrice
Après son vif succès au festival d’Avignon 2014, The Fountainhead revient pour une semaine aux Ateliers Berthier. Adapté d’un roman célèbre aux Etats-Unis mais méconnu en France, il relate l’histoire de deux architectes : Howard Roark, génie moderniste d’une intégrité sans failles, à la recherche de l’absolu, et Peter Keating, homme ambitieux, acceptant tous les compromis pour tirer parti du système. À travers leurs péripéties, l’auteure fait valoir l’individualisme du créateur libre comme seule réelle source de progrès, par opposition à un altruisme dont le masque de « bien-pensance » cacherait sournoisement la destruction de la puissance de l’artiste, l’abaissant ainsi au rang des « parasites » qui l’entourent, causant son aliénation au nom de l’intérêt collectif.
© Jan Versweyveld
Là où Ayn Rand défend l’individualisme du génial créateur, Ivo van Hove choisit, lui, de réévaluer les différents points de vue des personnages en les confrontant de manière plus équitable, créant ainsi un tableau tout en nuances qui laisse au spectateur le soin de juger ce qu’il perçoit. Mécanismes de domination et de lutte de pouvoir, essence de la création et appartenance de l’œuvre à son créateur sont autant de sujets interrogés et décortiqués au fil du récit, s’entremêlant comme s’ils étaient intrinsèquement liés, permettant à l’intrigue de ne jamais sembler linéaire.
© Jan Versweyveld
Avec un plateau immense occupant toute la largeur de la salle, vaste cabinet d’architecte dont l’un des bureaux envahit presque le premier rang, la scénographie est intensément immersive : pas de cadre, pas de mur, la salle est dans le cabinet. Comme à son habitude, Ivo van Hove signe une mise en scène foisonnante qui renforce ce sentiment de vie : l’action principale n’empêche pas que l’on s’active aux quatre coins du plateau, chaque personnage vacant à sa tâche, les musiciens en fond de scène, et la vidéo, omniprésente sans être envahissante, utilisée pour mettre en valeur un détail ou filtrer l’action à travers un prisme cinématographique. On ne s’ennuie pas une seconde tant il nous semble voir le roman s’écrire et prendre vie sous nos yeux. En effet, le processus même de création est illustré sur scène : l’architecture est au centre du propos autant que de la représentation et les plans, dessins, maquettes en argile sont réalisés en direct.
Ajoutons à cela le jeu fluide des comédiens, et l’on oublierait même que la représentation est en néerlandais. Là où le personnage d’Howard Roark (Ramsey Nasr) se fait discret et presque distant, on admirera la ferveur ambitieuse de Peter Keating (Aus Greidanus Jr.) qui parvient, quatre heures durant, à insuffler un rythme énergique à la pièce. Figure féminine majeure, Dominique Francon (Halina Reijn), en femme fatale autodestructrice, a la présence presque surréelle d’une Muse moderne, en quête d’un absolu terrestre. Enfin, on saluera également Hans Kesting pour son interprétation sensible et nuancée de Gail Wynand, qui en fait certainement le personnage le plus consistant de la pièce.
C’est donc un travail riche, foisonnant de pensée et de questionnements que nous propose le Toneelgroep Amsterdam, dans une forme des plus séduisantes : une véritable expérience théâtrale à ne pas manquer.
The Fountainhead (La Source vive)
d’Ayn Rand
Mise en scène Ivo van Hove
Traduction Jan van Rheenen Erica van Rijsewijk
avec Robert de Hoog, Janni Goslinga, Aus Greidanus jr., Hans Kesting, Hugo Koolschijn, Ramsey Nasr, Frieda Pittoors, Halina Reijn, Bart Slegers et les musiciens de Bl!ndman (drums): Yves Goemaere, Hannes Nieuwla, et Christiaan Saris
Adaptation Kœn Tachelet
Dramaturgie Peter van Kraaij
Scénographie, lumière Jan Versweyveld
Musique Eric Sleichim
Costumes An d’Huys
Vidéo Tal Yarden
Réalisation des surtitres Erik Borgman et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe
du 10 au 17 novembre 2016
aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon
1 rue André Suarès
75017 Paris