Thomas Jolly, trois ans plus tard : « Les théâtres sont des refuges pour préparer le monde d’aujourd’hui et de demain »

Macbeth Underworld, mise en scène Thomas Jolly © Baus / La Monnaie de Munt

“What a day !” l’entend-on lancer dans les salons du théâtre Royal de la Monnaie / De Munt. Quelle journée, en effet, pour Thomas Jolly : juste avant la première mondiale de son troisième opéra vient d’être annoncée sa nomination à la direction du Théâtre du Quai, à Angers. Trois ans après notre dernier entretien — il travaillait alors sur son premier opéra et venait d’être écarté de la direction du TNB — nous le retrouvons, comme pour clore un cycle, à un nouvel endroit charnière de sa carrière… spectaculaire.

Ondine Bérenger : Hier, c’était une journée très particulière : la première mondiale de Macbeth Underworld à la Monnaie // De Munt, mais aussi ta nomination à la direction du Quai Centre Dramatique National d’Angers… Comment te sens-tu aujourd’hui ?

Thomas Jolly : … C’est bientôt l’équinoxe, hein ? (rires) C’est vraiment un aboutissement : c’est l’aboutissement de deux ans et demi de travail en ce qui concerne l’opéra, c’est l’aboutissement d’une candidature et d’un travail lourd que j’ai engagés en juin pour le Quai… Mais c’est aussi l’aboutissement d’un été chargé, puisqu’il y a eu Le Chandelier de Musset à Rouen, et cette création d’opéra… Maintenant, je me sens un peu au premier jour du reste de ma vie ! Une nouvelle activité va s’ouvrir : prendre la direction du théâtre au mois de janvier. L’opéra est abouti, je n’ai pas de nouvelle création à venir… Oui, c’est cela : je me sens un peu au premier jour du reste de ma vie. Mais je suis heureux, je suis très heureux !

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Thomas Jolly nommé directeur Le Quai CDN Angers © Olivier Metzger Modds

O.B : On va commencer par parler de Macbeth Underworld, avant de s’intéresser à Angers. Comment met-on en scène un spectacle qui n’est pas encore écrit, et dont on ne peut pas entendre la musique ?

Thomas Jolly : C’était précisément l’énigme posée par cette création. Je dis toujours que j’ai envie de remettre l’ouvrage sur le métier, que j’ai envie d’être déplacé, bousculé dans ma façon de construire des spectacles, là, j’ai été servi ! J’ai su assez tôt que nous n’aurions pas, pour des raisons de temps et financières, d’enregistrement d’orchestre… Je sais lire la musique, je sais lire une partition de piano mais je suis incapable de lire une partition d’orchestre, d’autant plus que, lorsque j’ai commencé le travail, la partition n’était pas achevée. Le défi, c’était vraiment de construire le spectacle sans pouvoir entendre la musique. À l’heure où on se parle, je l’ai entendue pour la première fois il y a huit jours.
Il y a eu plusieurs étapes. J’ai décidé de profiter du fait que je travaillais avec un compositeur vivant — c’était la première fois — pour mettre en place une stratégie, qui a été de filmer Pascal Dusapin devant sa partition, en train de tourner les pages. Je lui ai dit : “parle-moi ta musique”. Il a donc tourné les pages, en utilisant des expressions, des couleurs, des adjectifs, des métaphores, son corps, l’implication de son corps, son énergie… Tout cela a créé une sorte de topographie de l’œuvre, et je me suis basé uniquement là-dessus pour construire tout le projet scénographique, d’écriture de la mise en scène, des costumes, tout le travail de construction du spectacle. Je ne savais pas si c’était une bonne méthode. Puis, j’ai eu droit à une lecture au piano avec un chanteur, un seul, en avril dernier, et j’ai alors eu la confirmation que les grands moments clefs étaient présents, ce qui m’a rassuré. Plus tard, quand j’ai entendu les chanteurs pour la première fois, en plus de ma stupéfaction de découvrir l’œuvre vocalement, j’ai pu constater que la traduction scénique que j’avais échafaudée fonctionnait. Enfin, quand l’orchestre est arrivé j’ai été définitivement convaincu : “oui c’était une bonne façon de faire — il y en a certainement d’autres — que de rentrer dans la tête du compositeur”. Finalement, c’est aussi ce que j’essaie de faire quand j’ai un Offenbach sous les yeux, ou un Cavalli : j’essaie de traduire au mieux ce que le compositeur avait imaginé ou transposé en musique. Là, j’ai pu lui demander directement, sans entendre sa musique, mais par sa parole. Cela a fonctionné.

O.B : Et comment le livret s’inscrivait-il dans cette logique ?

Thomas Jolly : Je suis arrivé sur le projet en février 2017. À ce moment-là, Pascal Dusapin et Frédéric Boyer [librettiste, ndlr] travaillaient déjà ensemble depuis un an. Pascal avait composé les quatre premiers tableaux, jusqu’au couronnement. On ne pouvait donc pas y toucher parce qu’ils étaient finis ; j’ai simplement eu le droit de changer un mot. À partir du cinquième tableau, j’ai pu intervenir sur le livret, nous avons vraiment collaboré et travaillé tous les trois ensemble.

O.B : Puisqu’on parle du livret… Il s’agit ici d’un opéra contemporain, une variation autour de Macbeth, très recentrée : les sous-intrigues de l’œuvre ont été évacuées, l’histoire principale est évoquée mais l’opéra parle essentiellement des fantômes, du cauchemar, de l’angoisse du couple Macbeth. Toi qui es très porté sur l’élargissement des publics, penses-tu que c’est une œuvre abordable pour des spectateurs qui ne seraient pas familiers de Macbeth ?

Thomas Jolly : Le sous-titre Underworld est présent et c’est par là, je pense, qu’il faut regarder l’œuvre. Cela me fait penser à la démarche d’Heiner Muller avec Médée-matériau, ou Hamlet-machine. Je pense que Frédéric et Pascal, en prenant le sous-titre Underworld, donnent un axe très précis à leur façon d’adapter Macbeth. Non, ce n’est pas Macbeth, c’est sûr. Non, il ne faut pas venir en imaginant voir se dérouler de manière narrative l’histoire de Macbeth, ce n’est pas ce qui va se passer. On est effectivement dans une adaptation recentrée sur le couple, sur l’enfermement, la prison que les Macbeth ont eux-mêmes construite autour d’eux avec la culpabilité, les crimes, les fantômes, etc. C’est donc une plongée souterraine dans les couches inconscientes du couple, mais qui dévie de l’histoire de Macbeth, cela, j’en suis bien conscient. Et pour cette raison, je pense qu’il faut appréhender cet opéra comme un voyage macabre, sinistre, morbide, effrayant, effarant, — c’est comme ça que je l’ai conçu à la mise en scène — plutôt que comme le déroulement d’une histoire tel que j’ai pu le faire dans les autres Shakespeare que j’ai montés. C’était le choix de Frédéric Boyer et de Pascal Dusapin. Tu sais, moi, comme d’habitude, je suis le traducteur scénique de deux entités qui sont le compositeur et le librettiste. Mon travail est là.

O.B : Tout au long de ta carrière jusqu’à présent, tu as su attirer des gens au théâtre. Qu’aimerais-tu dire à quelqu’un qui aurait encore peur de franchir la porte d’un opéra, peur d’appréhender ce spectacle, mais qui voudrait le faire pour voir Macbeth Underworld parce que tu en es le metteur en scène ?

Thomas Jolly : Je dirais que, d’abord, la musique de Pascal Dusapin est extrêmement saisissante. En tout cas, moi, elle me saisit, elle me scotche à mon siège, elle me fait ressentir des émotions, avec une finesse et une variété que j’ai rarement entendues. Le travail de Pascal Dusapin est un travail d’une organicité, d’une émotion, d’un dramatique qui sont tout à fait abordables. Si on veut absolument s’attacher à de la narration, je pense qu’on reste un peu en-dehors du spectacle. Le conseil que je donnerais, c’est : relisez un résumé de Macbeth, pour vous repérer un peu dans les personnages, mais n’y restez pas attachés, parce que ce n’est pas Macbeth, c’est Macbeth Underworld. Ne restez pas accrochés à la volonté de voir une intrigue se dérouler devant vos yeux. Il y en a une, mais elle est tellement ressassée, renouée, avec des temporalités inversées, mélangées, entremêlées que finalement, nous sommes dans un magma de Macbeth plutôt que dans son histoire. Je pense qu’il faut vivre ce spectacle comme une sensation, comme on peut, parfois, être saisi par une œuvre contemporaine en peinture. Par exemple, avec Mark Rothko, lorsque je vois l’œuvre et son titre, je ne comprends pas… et pourtant Mark Rothko est mon peintre préféré, parce que devant ses œuvres, je vis une expérience physique et sensorielle incroyable ! Je pense que c’est un peu la même chose ici.

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Macbeth Underworld, mise en scène Thomas Jolly © Baus / La Monnaie de Munt

O.B : La dernière fois que nous nous sommes entretenus, tu n’avais encore jamais présenté d’opéra au public — tu travaillais sur Eliogabalo. Cependant, ton théâtre était déjà, et est toujours, extrêmement musical. Le fait d’avoir travaillé sur plusieurs opéras a-t-il changé ton rapport à la musique dans ton théâtre ?

Thomas Jolly : Oui, clairement. Et d’ailleurs, je pense que cela se voit dans Thyeste. En travaillant à la fois sur l’opéra et le théâtre antique, j’ai découvert quelque chose : ce que nous appelons opéra, c’est la réminiscence, à la Renaissance, de ce qu’aurait pu être le théâtre antique. Je suis très jaloux des opéras, parce qu’ils ont des orchestres, des figurants, des danseurs, des musiciens, des décors… c’est ce qu’était le théâtre, autrefois. Depuis, l’opéra a pris la place du supra-spectaculaire et le théâtre est devenu, en quelque sorte, son « petit frère pauvre » du spectacle vivant. J’ai toujours senti, dans les œuvres que j’ai montées, qu’il y avait une dimension dite “opératique”, qui est en fait une dimension théâtrale ! Cela se voit notamment dans le travail réalisé avec Clément Mirguet sur la musique de Thyeste, car dans l’Antiquité, la musique était continue ; nous avons donc travaillé de manière extrêmement proche de l’opéra sur la composition et la construction musicale.
Mais ce qui a changé également, c’est ma façon de concevoir la mise en scène en amont du spectacle : les temporalités de travail à l’opéra sont tellement différentes de celles du théâtre, il faut concevoir son projet très en avance, et aujourd’hui, j’ai appris de cette méthode-là. Eliogabalo était mon premier brouillon, puis j’ai mieux compris avec Fantasio, et là, avec Macbeth Underworld., je crois avoir vraiment saisi cette temporalité. Donc mes spectacles de théâtre, notamment Thyeste, sont construits complètement différemment. Je pense que si je n’avais pas fait d’opéra avant Thyeste, je n’aurais jamais pu réussir à faire un spectacle pour la Cour d’Honneur, car ce lieu impose exactement les mêmes contraintes de construction et d’écriture qu’un opéra. Après, sur le plan artistique, je ne fais plus de différence entre théâtre et opéra, en réalité. Je suis ravi de pouvoir apprendre autant, vraiment.

O.B : Tu parles de changement dans la construction de tes mises en scène… Il y a trois ans, lorsqu’on te demandait “plutôt acteur ou metteur en scène ?”, tu répondais que tu étais avant tout acteur, et que tu concevais ton travail de metteur en scène depuis cette place d’acteur. Mais tu n’es pas chanteur d’opéra. Comment conçois-tu tes mises en scène d’opéra sans pouvoir être à cette place-là ? Ou bien parviens-tu, malgré tout, à l’occuper ?

Thomas Jolly : Eh bien, moi, je dis que c’est la même chose ! Parce qu’en fait, chanter ou parler, c’est exprimer à voix haute sa pensée, donc cela revient au même. D’ailleurs, quand on commence à travailler avec les chanteurs d’opéra, on fait du travail à la table sur le texte, comme avec les acteurs. Je travaille au même endroit qu’au théâtre : sur les enjeux, sur le sens de ce qu’on doit dire, sur la pensée… Ce n’est pas ici que ma place de metteur en scène diffère. Le seul endroit où c’est différent — et je l’avais déjà compris sur Fantasio — c’est qu’un acteur, au théâtre, construit sa musicalité, tandis qu’à l’opéra, elle est déjà construite. Il y a donc là un travail de plus à faire, ou à défaire. Les mots sont les mêmes, mais pourquoi, en plus des mots, y a-t-il les rythmes, les notes, les indications musicales ? Là, c’est pratique, on peut demander à Pascal Dusapin. Quand je voulais poser la question à Offenbach, je n’avais pas de réponse ! (rires)

O.B : Et ça ne te frustre pas, de ne pas jouer dans toutes ces productions ?

Thomas Jolly : Non, pas du tout. Je n’ai pas le même plaisir, mais c’est quand même du plaisir. Hier soir, de pouvoir découvrir avec mille personnes ce qu’on a fabriqué pendant tous ces mois, c’était inouï ! C’est un luxe de pouvoir assister à la naissance, dans le réel, d’un rêve qu’on construit depuis deux ans et demi. C’est émouvant ! Quand on est dedans, on n’a pas ce luxe-là. On en a un autre, qui est celui de participer, de jouer dans le rêve. Mais je n’ai pas de frustration.

O.B : C’est donc une grande évolution, depuis “je suis avant tout acteur” il y a quelques temps, jusqu’à aujourd’hui…

Thomas Jolly : Oui, mais tu sais, en fait, j’ai récupéré mon plaisir d’acteur parce que je suis sorti du plateau. Au début d’Henry VI, je ne m’étais pas distribué — j’avais juste une toute petite scène dans le deuxième épisode — parce que je me disais que je ne pourrais jamais être au milieu et en dehors du spectacle en même temps. C’est parce que je suis sorti de la scène et suis devenu metteur en scène que j’ai compris quel était l’impact d’un acteur sur un public. Du coup, lorsque je suis retourné sur scène, j’ai pu retrouver un autre plaisir, une autre façon d’être acteur. Donc j’ai commencé par être acteur, puis je suis devenu metteur en scène, et c’est parce que je suis devenu metteur en scène que mon acteur s’est renouvelé, pas l’inverse.

O.B : Acteur, metteur en scène, et maintenant directeur de centre dramatique, puisque tu viens d’être nommé à la tête du Quai, à Angers. Comment le fait d’être directeur d’un lieu va t-il impacter tes projets de création ?

Thomas Jolly : Il y a une donnée qui m’a toujours interrogé, c’est que les artistes sont nomades. Pourtant, à partir du moment où l’on devient directeur d’un centre dramatique, on est sédentaire. Comment concilier ces contradictions ? Eh bien… Finalement, ce n’est pas forcément une contradiction. Avec ma compagnie, la Piccola Familia, je propose un travail, des créations, et ce qui est heureux, c’est que je sors du territoire… Et que cela retombe, et retombera, sur le territoire : médiatiquement parlant, parce qu’on parlera du lieu même si je n’y suis pas ; professionnellement parlant, parce que tout à coup, sortir permet de rencontrer d’autres artistes, ailleurs, que l’on peut ensuite inviter, etc. Et puis, l’un des cœurs du projet du centre dramatique, c’est le partage de l’outil. Donc c’est bien que je n’y sois pas tout le temps, comme ça, je peux laisser l’outil à d’autres artistes qu’évidemment j’aurai coeur à accompagner, à produire, à diffuser… Si j’ai postulé dans un centre dramatique, c’est que je veux incarner la direction d’un centre dramatique, donc je vais maintenant relier toutes mes activités au Quai d’Angers. Mais je pense qu’il y a une porosité entre ces activités, et que cette porosité est vertueuse pour tout le monde : pour la maison, pour les artistes, je crois qu’il est plus intéressant d’avoir un directeur actif qu’un directeur qui prend racine.

O.B : Le public attend beaucoup tes créations, et te demande souvent quand vont arriver les prochaines. Avec ton travail de direction, ne va-t-on pas attendre encore plus longtemps ?

Thomas Jolly : Dans mon contrat, je dois en faire deux lors de mon premier mandat. Donc de toute façon, d’ici quatre ans, il y aura au moins deux nouvelles créations ! Ce qui est formidable également, c’est de pouvoir avoir une équipe, un plateau, des lieux de répétition pour créer. Cela va être nouveau pour moi ! J’ai toujours été très bien accueilli, et j’ai travaillé dans des lieux fantastiques jusqu’à présent, mais je suis très heureux de pouvoir mettre une maison entière et une équipe entière au service d’une œuvre que nous avons à créer tous ensemble !

O.B : Sur les réseaux sociaux, les gens se plaignent souvent de ne pas pouvoir voir tes spectacles car ils sont complets et jouent très peu de temps. Jusqu’à présent, tu as toujours répondu que cela ne dépendait pas de toi et t’attristait également. Maintenant que tu diriges un lieu, vas-tu remédier à ce problème ? Allonger les séries ?

Thomas Jolly : C’est simple, il y a une mission qui ne peut pas être remplie tel que les choses se passent aujourd’hui, qui est pourtant la mission qui nous incombe et qui incombe aux institutions : l’élargissement des publics. On ne peut pas élargir le public si on ne laisse pas les spectacles plus longtemps. D’autre part, en laissant un spectacle plus longtemps, on permet aussi aux artistes de déposer le travail, de se déposer dans la ville, et donc de vivre la ville, celle où ils travaillent, où ils vont jouer. Dans le Journal de Jean-Luc Lagarce, il écrit : « Nous voici arrivés à Rennes pour jouer Le Malade imaginaire pendant neuf semaines ». Neuf semaines. À Rennes. Aujourd’hui, les séries à Paris durent quatre à cinq semaines. Bien sûr, on a dû réduire ce temps depuis les années 90, parce qu’il y a davantage de compagnies, on partage les outils davantage… Mais quelle belle idée, tout de même, de poser un spectacle pendant neuf semaines, de réamorcer le bouche à oreille, de permettre aux spectateurs de revoir les spectacles plusieurs fois, de permettre aux acteurs de vivre la ville, de s’implanter dans la ville — et donc peut-être, aussi, de faire frétiller dans la ville l’idée du spectacle !
Une anecdote géniale, qui s’est passée à Montpellier, sur Fantasio : en sortant de répétition, tous les soirs, nous allions boire un verre sur la terrasse en face de l’Opéra. Et le serveur, nous voyant souvent, finit par nous dire : “vous venez souvent, qu’est-ce que vous faites ici ?”. On répond qu’on travaille à l’Opéra, et là, il nous dit qu’il n’y est jamais allé. Alors qu’il travaille devant, à vingt mètres ! Nous l’avons invité à la générale. Et donc, d’un coup, ce serveur, en étant au contact des artistes travaillant dans l’Opéra de sa ville, a eu une clef d’accès pour aller voir le spectacle. Et ça va plus loin : ensuite, il a montré la captation à sa mère… voilà, une belle démocratisation qui passe par l’incarnation ! L’allongement des séries permet cet élargissement des publics qui est nécessaire. On ne peut pas faire du théâtre populaire s’il y a un nombre de places trop réduit. Par contre, cela implique un travail d’appel. Vilar disait “aller au public” : il faut qu’on aille au public. Il faut faire ce travail, et c’est exactement ce que j’adore faire, donc on va essayer de mettre cela en œuvre au Quai ! En fait, j’ai envie de faire fructifier, au Quai, grâce à une équipe, grâce à un bâtiment, grâce à un territoire, tout ce que nous avons testé dans la compagnie. Comme si la compagnie avait été le laboratoire de ce que je vais proposer au Quai ! Le but est de développer le projet de la Piccola Familia de manière beaucoup plus large, et, je crois, plus efficiente puisqu’il y a une équipe, des murs, un budget plus conséquent, etc…

O.B : Alors maintenant, raconte-nous tout : quel est ton projet pour ce théâtre ?

Thomas Jolly : Tu as le temps ? (rires) L’expérience que j’ai vécue avec la Piccola Familia peut se résumer de la sorte : c’était un outil pour les artistes que nous étions et pour le territoire sur lequel nous étions établis, donc pour les publics. Dans cette double adresse — à la fois aux artistes et aux habitants — il y a une complémentarité que je crois créative, et qui revêt aussi des aspects sociaux. C’est exactement ce que je veux faire pour le Quai : une maison pour les artistes, et une maison pour le public. Qu’est-ce que ça signifie ?

Pour les artistes, cela signifie être une maison qui soit dans l’accompagnement sur-mesure des productions, et qui remette au centre la singularité. Chaque artiste a sa singularité de gestation, de création puis de diffusion, de production, et à ce titre, il faut que nous puissions les accompagner au mieux : c’est ce que j’appelle “l’atelier de création”. Il y aura aussi un département d’écriture pour la scène contemporaine, j’y tiens, car je m’interroge sur la façon d’écrire du théâtre aujourd’hui, pour aujourd’hui mais surtout pour demain. Il ne s’agit pas simplement de passer commande à des auteurs ou à des autrices, mais d’inventer des façons nouvelles d’écrire de manière collaborative, coopérative, peut-être même avec les habitants, par exemple. Peut-être est-ce ici le secret de Shakespeare, de son théâtre si riche : il a été prouvé que la première partie d’Henry VI n’est pas que de lui, mais qu’elle est collaborative ! Il y aura aussi une permanence artistique, pour les artistes. Il faut se rappeler que les centres dramatiques ont été fondés par des équipes en place sur les territoires, et je crois que ces maisons ont besoin d’incarnation, d’être réincarnées par des corps, des voix, des acteurs, des actrices, des metteurs en scène… Ils seront au service de la maison, et la maison sera à leur service, parce que je revendique l’idée que les acteurs/actrices sont des créateurs, et qu’à ce titre, ils peuvent disposer d’espaces de recherche, de travail et de projets personnels.

Pour les publics, au Quai, le prix moyen d’un billet est de 10,5€, donc on ne se ruine pas à aller au théâtre. Pouvoir aller au théâtre, c’est déjà fait. Mais vouloir aller au théâtre et savoir aller au théâtre sont deux notions qui ont toujours guidé mon travail, et à ce titre, nous allons développer plusieurs dispositifs, par exemple la saison mitoyenne, qui sera une saison ayant une autre temporalité et d’autres formats que la saison principale. D’autres temporalités, parce que cela permet de prendre en marche le train d’une saison : il y aura des spectacles qui sortiront au fur et à mesure. D’autres formes aussi : formes périphériques, petites formes adaptées pour les appartements, pour l’extérieur, conférences, rencontres, lectures… Je défends un théâtre populaire et exigeant, et je crois que tout est abordable et accessible à partir du moment où l’on peut développer ce que j’appelle la “compétence du recevoir”, que j’oppose à la “complaisance du déjà vu”. C’est- à-dire que si l’on a les outils pour accéder à l’œuvre, on peut tout voir, et un spectateur qui n’est pas perdu est un spectateur qui peut tout accepter, artistiquement parlant.

La question du numérique sera aussi au centre du Quai, j’aimerais bien développer une scène numérique , et j’aimerais que des outils numériques soient développés pour la communication, la création et la médiation, trois axes qui me semblent importants… Et aussi, pourquoi pas, devenir une maison pionnière dans la recherche, avec de nouveaux outils comme, par exemple, la réalité virtuelle. Une grande question qui m’intéresse est : “qu’est-ce qui se passe entre une scène et une salle” ? De manière scientifique, voire cognitive, ça m’intéresse. Voilà, les grands axes seront ceux-là.

L’autre chose, dont je n’ai pas parlé, c’est qu’il y a aussi un très grand hall qu’on appelle le Forum, qui peut, je pense, devenir un endroit tampon, un endroit de sas entre la ville et les salles, un endroit où, comme son nom l’indique, la population se réunit pour discuter de tous les sujets. Il y a là toute une programmation à établir, qui n’est pas vraiment du théâtre ou du spectacle vivant — car on a une mission de pluridisciplinarité — mais qui peut créer un lieu de pensée, de pensée du monde, de l’actualité, de pensée collective.

Je crois que le Quai a tous les atouts : il dispose d’espaces et de missions qui lui permettent et lui permettront d’être, non pas simplement un CDN de plus, mais potentiellement une sorte de Maison de la Culture d’aujourd’hui. N’oublions pas qu’il est adossé au CNDC (Centre National de Danse Contemporaine), le seul en France ! C’est une spécificité unique d’avoir, dans les mêmes murs, un chorégraphe et un metteur en scène en permanence ! Je pense qu’il faut tirer profit de cela aussi, de ce caractère hybride du lieu. Je crois que dans cette hybridation, à la fois architecturale et structurelle, des disciplines, il y a de quoi trouver les moyens de régénérer un modèle. J’aimerais bien que le Quai soit un lieu où l’on expérimente. L’Association des Centres dramatiques parle de l’acte 2 de la décentralisation, mais peut-être qu’on peut déjà expérimenter l’acte 3 !

O.B : Il y a trois ans, tu m’avais dit “je n’avais pas de rêve pour moi, pour mon théâtre, pour ma « carrière » […] je pense que cela fait que tout devient un rêve, parce que je ne projette rien, je n’ai pas d’attente”. Maintenant, tu dois te projeter dans la direction d’un théâtre sur plusieurs années. Tu dois bien avoir des rêves. Qu’est-ce que cela fait ?

Thomas Jolly : Alors, je reviens quand même sur ce que j’ai dit. Quand je disais « je n’avais pas de rêve », c’est en fait que je n’osais pas rêver de ce à quoi j’avais accès : l’Opéra Garnier, la Cour d’Honneur, le Châtelet… Et j’en ai encore, des rêves ! Il y a certainement des choses qui vont arriver dont je n’ai même pas encore osé rêver. C’est plutôt cela. Du coup, je vis une vie qui n’est pas du tout dans le dépit, jamais, c’est pratique !

Là, j’ai vraiment un rêve pour le Quai. J’ai un rêve pour le service public en général. Je crois que le théâtre est l’outil du moment. Peut-être que je prêche pour ma paroisse et que d’autres disciplines diront la même chose, bien sûr, mais j’ai l’impression que c’est l’outil qui permet le rapport à soi, le rapport à l’autre, le rapport au monde, le rapport du monde à soi, de l’autre à soi, de soi à l’autre, de soi au monde, et de soi et l’autre dans le monde ; que c’est vraiment l’outil qui permet de mettre des mots, de mettre de la construction, de mettre en forme tous ces rapports qui sont aujourd’hui très troublés. L’époque est absolument excitante parce que nous avons inventé des choses que nous ne maîtrisons pas et qui sont en train de nous changer. Il y a des mutations dans tous les sens, il y a des catastrophes annoncées, il va falloir qu’on trouve des solutions autrement ! C’est comme s’il y avait un modèle qui était en train de se réinventer de lui-même. J’ai l’impression que c’est à ces moments-là que les artistes, et l’art en règle générale, doivent absolument intervenir. Et d’ailleurs, dans les grandes périodes de crise, on voit que les gens se précipitent sur les œuvres d’art. On a donc ici, notamment avec le théâtre, et avec ces bâtiments de théâtre, des citadelles de brassage de la pensée, du vivre ensemble, du penser ensemble, du faire ensemble ; ce sont des refuges pour préparer le monde d’aujourd’hui et de demain. C’est un rêve auquel j’aimerais bien participer — petitement, parce que c’est avec les publics et les artistes que ça se fait, mais impulser cette dynamique-là. C’est l’objectif que je vais me donner pendant quatre ans.

O.B : Il y a quelques temps, tu parlais d’envies de réalisation, d’écriture, de prise de recul vis-à-vis du théâtre et des institutions… Et là, tu es revenu pleinement au théâtre, tu en parles comme d’un objet d’avenir… Que deviennent ces autres désirs que tu avais ?

Thomas Jolly : D’abord, ces désirs d’écriture et de réalisation ont été concrétisés. J’ai réalisé un clip, et j’ai lancé une expérience d’écriture collaborative, à Nantes, au mois de juin, avec trois autrices et un auteur : Anaïs Allais, Julie Lerat-Gersant, Anouk Féral et Damien Gabriac. Nous cinq travaillons à échafauder une pièce nouvelle de manière collaborative, et cela se poursuivra au Quai. En fait, le Quai est comme une matrice avec uniquement des interstices, et dans ces interstices, on peut réinventer toutes les formes de narration, de spectacles, de formes spectaculaires, d’écritures narratives et chorégraphiques, ou que sais-je ! Donc ces rêves que j’ai commencé à réaliser vont pouvoir continuer là-bas. Je suis très heureux de cela. Vraiment. J’ai l’impression que c’est le bon endroit. Pour préciser : le Quai n’est pas une maison comme les autres, c’est ce qui m’est apparu et c’est pour cela que j’ai voulu postuler là-bas. J’avais postulé au TNB avec un projet qui faisait décaler la maison par rapport à son identité de Centre Dramatique National, parce que j’ai toujours eu la sensation que ces maisons devaient être aérées, bougées, bouleversées, un peu secouées… Pas parce qu’elles sont mortes, ou mortifères, mais parce que le théâtre aujourd’hui se nourrit d’autre chose ! Le Quai, par son histoire, par son architecture, sa structuration, ses missions de pluridisciplinarité crée vraiment une sorte de Rubik’s cube : on peut mettre toutes les couleurs sur toutes les faces, mais on peut aussi toutes les mélanger, et c’est vraiment un endroit pour faire ça ! C’est pour cela que j’avais envie d’y aller, et que j’ai l’intime conviction que lui et moi — enfin, le projet du Quai tel qu’il est posé, avec les missions qui lui incombent, et moi, là où j’en suis de mon parcours — c’est le moment. Vraiment, c’est le moment.

O.B : Mais tout de même, toutes ces consécrations qui s’enchaînent… Ce n’est pas un peu effrayant ?

Thomas Jolly : Je ne sais pas comment cela se perçoit de l’extérieur, peut-être que tu le vois comme ça… Mais de l’intérieur, en fait, c’est une aventure nouvelle à chaque fois. Je suis hyper heureux des projets que je mène — la joie a toujours été un moteur. Je le dis toujours : je me tue au travail parce que mon travail me vivifie, et cela continue d’être vrai. Il y a eu des périodes où j’étais moins joyeux, et je pense que j’ai été moins performant aussi, précisément quand mon travail me vivifiait moins et que la balance n’était plus équilibrée. De l’extérieur, cela peut paraître un tourbillon, mais de l’intérieur, c’est vraiment une succession de chapitres pour écrire une histoire qui, j’espère, est intéressante à regarder ! (rires) Pour moi, c’est vraiment la construction d’une œuvre. Je n’ai pas la prétention de dire : “je suis en train de faire ma grande œuvre” ou quoi que ce soit, mais les choses que je fais m’offrent simplement la possibilité de grandir, d’avancer dans ma recherche. On peut dire que l’ “œuvre” est un gros paquebot qui avance de projet en projet, de borne en borne ! Pour moi, c’est une espèce de flux continu, ce ne sont pas que des ouragans. Après, je sais que ce sont de très belles choses, j’en suis conscient. Mais ça reste un chemin !

Il y a une seconde chose : au-delà du chemin, il y a surtout l’idée de faire avancer la notion de théâtre public, de service public, et de régénérer de la curiosité, de l’envie ! Pas parce que j’ai envie que mes salles soient pleines, mais parce que je crois que le spectacle vivant est, je l’ai dit, un outil fondamental pour aujourd’hui. Bien sûr, il y a quelque chose de très autocentré dans un parcours d’artiste. Evidemment que je travaille avec moi, pour moi, mais c’est aussi complètement contrebalancé par un souci du commun. S’il n’y a pas de souci du commun, le spectacle ne m’intéresse pas. Et quand il n’y a que du souci du commun, ça ne m’intéresse pas. Vraiment ! Je ne peux créer que dans une énergie globale qui est pour le commun. Dans la compagnie, tu vois, entre le public et les artistes, il y a une complémentarité. Là, c’est pareil : je dois trouver une complémentarité entre ce que j’ai envie de faire personnellement, et ce qu’il faut faire pour faire avancer le service public : quelles questions il faut poser, quels dispositifs mettre en place pour que les gens aient envie d’aller au théâtre… Si je n’ai pas les deux, je ne peux pas créer. Et c’est peut-être aussi pour cela que j’ai eu un moment de flottement : c’est que je n’arrivais plus très bien à savoir, avec ma compagnie, sur le territoire normand, quoi faire de mieux. Ayant fait toutes les écoles et tous les degrés, les prisons, les hôpitaux, des spectacles en milieu rural, en salles des fêtes, en appartements, en petits théâtres, en moyens théâtres, en grands théâtres, en extérieur, des textes contemporains, des textes classiques, comédies, tragédies… À un moment donné, on a tout essayé. Alors je me sentais un peu bloqué, je n’avais plus de terrain de jeu. Puisque je joue — je suis un acteur — j’ai besoin d’un terrain de jeu ; jusque là c’était la Normandie, mais je n’arrivais plus à m’y retrouver. Il faut trois choses : un ballon, un joueur et un terrain, tu vois ? Le ballon c’est l’œuvre, le joueur c’est l’acteur ou le metteur en scène, et le terrain… aujourd’hui, c’est le Quai !

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Macbeth Underworld, mise en scène Thomas Jolly © Baus / La Monnaie de Munt


Informations pratiques

MACBETH UNDERWORLD – Première mondiale au Théâtre Royal de La Monnaie / De Munt

Auteur(s)
Pascal Dusapin sur un livret de Frédéric Boyer d’après Macbeth de William Shakespeare

Mise en scène
Thomas Jolly
Direction musicale
Alain Altinoglu

Avec
Lady Macbeth Magdalena Kožená, Sophie Marilley (22/09 & 3/10)
Macbeth Georg Nigl
Three Weird Sisters Ekaterina Lekhina, Lilly Jørstad, Christel Loetzsch
Ghost Kristinn Sigmundsson
The Porter Graham Clark
ArchiluthChristian Rivet
Child Elyne Maillard, Naomi Tapiola

Collaboration à la mise en scène Alexandre Dain
Dramaturgie Katja Krüger
Décors Bruno de Lavenère
Costumes Sylvette Dequest
Lumières Antoine Travert
Chefs des choeurs Martino Faggiani, Alberto Moro

Orchestre symphonique et Chœur de femmes de la Monnaie

Co-commande La Monnaie / De Munt, Opéra Comique
Production La Monnaie / De Munt, Opéra Comique, Opéra de Rouen Normandie
Avec le soutien du Fonds de Création Lyrique

Durée
1h45 environ (sans entracte)

Dates
Les 20, 22, 24, 26 et 29 septembre, les 1er, 3 et 5 octobre 2019 à La Monnaie / De Munt Bruxelles
Les 25, 27, 29 et 31 mars 2020 à l’Opéra Comique Paris

Adresse
Théâtre Royal de La Monnaie / De Munt
Rue Léopold 4
1000 Bruxelles

Informations complémentaires

Théâtre Royal de La Monnaie / De Munt à Bruxelles
www.lamonnaie.be

Opéra-Comique Paris
www.opera-comique.com

Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire
www.lequai-angers.eu

Cie La Piccola Familia
www.lapiccolafamilia.fr