"LA TRUITE" Retour vers un présent mis de côté

Avec La Truite, Baptiste Amman et Rémy Barché proposent une simple mais précise observation de l’état de vie dans un contexte occidental banal. Aucun «sujet» en particulier n’est traité, si ce n’est celui de cette famille partageant un repas. Aucun message n’est clairement destiné au spectateur; aucune morale n’est avancée comme meilleure que d’autres. C’est cela qui va constituer toute la puissance émotionnelle de La Truite.

Le spectacle décide de donner la parole et la place de vivre devant les yeux du public à ceux qui ne les ont jamais. Ni victimes, ni bourreaux, ni influents, ni baladés, neutres. Les personnages sont ceux qu’ils sont (et portent d’ailleurs les mêmes noms que les comédiens qui les interprètent, ils sont créés à partir de ceux-ci, ce qui renforce la porosité de la frontière avec la réalité), et évoluent dans une dramaturgie qui ne cherche pas à faire voyager, mais au contraire à replonger dans un quotidien dans lequel habituellement notre attention se dissout. Ici elle est portée sur ce qui est oublié. Ces gens qui ont un avis sur tout et une influence sur rien. Tout autour de nous. Et c’est parce que l’on connait déjà ces gens qu’il est si simple de s’immerger avec eux dans cette réunion de famille, de rire et pleurer avec eux, et de suivre avec intérêt ces conversations sur différents thèmes, la bouffe, la mort, le travail, les difficultés intergénérationnelles, l’amour, l’importance de l’art, conversations qu’il est si facile de survoler d’ordinaire. Chaque personnage y va de son opinion, de sa vanne, de son jugement, sans qu’il soit jamais jugé par la pièce en elle-même, ou catégorisé comme moralement dans le juste ou la dérive. On assiste à la dissection éclairée de la pensée classique occidentale sans aucune pression morale. La Truite ne prétend pas savoir, seulement montrer.

Cette volonté est appuyée par plusieurs procédés de mise en scène utilisés avec intelligence. La dramaturgie principale du spectacle s’inscrit, à l’instar de certains fonctionnement télévisuels, dans un naturalisme scénique qui va permettre rapidement l’identification du spectateur et du même coup l’intérêt grandissant pour la situation. Mais ce sont certaines subtilités, monologues brisant le quatrième mur, rideau transparent, son distordu, etc., disséminées ça et là dans l’évolution de l’action qui donneront le recul et la distance nécessaires à la compréhension des enjeux et réflexions plus larges que le concret de la pièce. Nous ne sommes pas avec eux, nous avons la chance de les voir. Et c’est cela qui, malgré peut-être un jeu légèrement exagéré dans la première partie, qui nous met un peu trop à distance, propulse La Truite bien plus haut qu’un «petit drame bourgeois» dans sa complexité et sa capacité à émouvoir. Un constat simple, captivant, sans oublier d’être drôle, de ce qu’est une partie délaissée de notre réalité.