Le titre du livre du jeune auteur italien Davide Carnevali annonce déjà tout un programme. Écrit en 2008, le texte s’inscrit dans la droite lignée des écritures dramaturgiques contemporaines qui donnent au metteur en scène une grande liberté sur la composition et la déstructuration de la pièce, constituée ici de fragments qui peuvent être travaillés indéfiniment, superposés, éliminés ou répétés une fois, deux fois,… une infinité de fois, avec des variations imperceptibles qui sont la vie. David Van De Woestyne de la Compagnie Ka s’attaque pour sa première mise en scène à ce texte fort et d’une grande richesse, une histoire émouvante sur la perte de la mémoire individuelle traversée par l’Histoire, celle de la Deuxième Guerre mondiale et la construction identitaire d’une Europe dont la mémoire chancelle.
Variations sur le modèle de Kraepelin (ou le champ sémantique des lapins en sauce) est un huis-clos troublant au cœur de la nuit où l’on découvre deux hommes dans leur cuisine, le père souffrant de la maladie d’Alzheimer et son fils qui le soigne, épaulé par une femme médecin, homonyme de Emil Kraepelin, psychiatre allemand du 19ème siècle qui identifia la démence dégénérative. En leitmotiv dans la pièce, un lapin surgit dans la conversation, dans les assiettes ou se matérialise sous différentes tailles. Les marionnettes originales de Catherine Hugot accompagnent le jeu des acteurs. La manipulation est fine et le spectateur pénètre peu à peu dans l’univers envoûtant de la Compagnie Ka. Adorables comme ce petit lapin de garenne un tantinet coquin gambadant dans les airs, les personnages peuvent être inquiétants à l’image de ce double du père silencieux assis à la table. Les créations contemporaines de la Compagnie Ka ne laissent pas indifférent comme vous pourrez le voir aussi tout au long de l’exposition éponyme présentée au Mouffetard. La lumière tamisée, posée comme un voile, trouble notre perception et accentue l’isolement des personnages qui semblent évoluer dans un temps indéfini. À la succession des nombreuses scènes et aux situations inattendues, les souvenirs et la mémoire défaillante se mêlent et dans cette lutte intérieure infinie se superpose la guerre qui deviennent toutes deux pesantes.
La chute du tableau qui marque l’ouverture de la pièce, rappelle la vieille dame, un tableau à la main, parcourant les ruines dans l’univers futuriste et chaotique posé par Edward Bond dans Si ce n’est toi et également Le Tableau de Viktor Slavkine, représentant un paysage orageux et qui soudain déchiré, plonge les protagonistes dans le noir. Ce tableau à la symbolique forte interroge la place de l’art dans la société, dans l’Europe actuelle et dans nos mémoires collectives. Dans la pièce de Davide Carnevali, le père essaie de se souvenir, de recoller les images qui constituent son existence, album photos, discours de Schuman sur la construction de l’Europe,… les identités se délitent lentement. Dans cette adaptation « marionnettique », David Van De Woestyne a soigné la mise en scène et il réussit à nous emporter par moments dans de douces rêveries malgré une dramaturgie forte. Une proposition intéressante qui mène la réflexion sur notre société actuelle et le devoir de mémoire.
Informations pratiques
Auteur(s)
Davide Carnevali (éditions Actes Sud)
Interprétation et manipulation
Guillaume Clausse, Arnaud Frémont, Elsa Tauveron
Scénographie Ana Kozelka
Costume Elise Guillou
Lumière et vidéo Yragaël Gervais et Sarah Grandjean
Son Fabien Nicol
Régie générale Samuel Gamet
Dates
Du 2 au 19 avril 2019 – Le Mouffetard, Paris
31 mars 2020 – Théâtre de Charleville-Mézières
24 septembre 2020 – CDN de Besançon-Franche-Comté
23 septembre 2021 – Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières
Durée
1h10
Informations complémentaires Cie Ka
lemouffetard.com
www.compagnie-ka.com