« Voyage au bout de la nuit » d’après le roman de Louis-Ferdinand Céline, création du Collectif Les Possédés, au Théâtre de la Bastille

Article de Marianne Guernet-Mouton

Ombre et solitude comme promesses de voyage

Au Théâtre de la Bastille, le Collectif Les Possédés s’attaque à deux monuments de la littérature française, Proust et Céline, dont les œuvres À la recherche du temps perdu et Voyage au bout de la nuit divergent en tout point. L’un a traité les mondanités, l’autre le peuple, pour paraphraser Céline, conscient de sa rupture avec Proust son prédécesseur. Rodolphe Dana dans le rôle de Ferdinand Bardamu, lance le coup d’envoi de ce pari théâtral consistant à se plonger dans ces deux piliers de la Littérature, en commençant par l’œuvre de Céline.

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© Jean-Louis Fernandez

Un plateau presque vide, épuré à l’extrême où seules quelques tables métalliques de tailles différentes émergent de l’obscurité, la scène présage un jeu solitaire et anticipe le langage Célinien. Avant que la pièce commence, Rodolphe Dana qui joue Ferdinand Bardamu est déjà sur scène, comme enfermé dans une solitude intenable. « Moi j’avais jamais rien dit » tels sont les premiers mots de l’antihéros de Voyage au bout de la nuit dont la parole se délie enfin. Une veste en cuir et la barbe aussi noire que son regard perçant, le comédien se lance corps et âme dans son rôle. Le texte, sombre, percutant, violent, peu à peu dans la bouche de Rodolphe Dana occupe la scène, déborde dans la salle comme s’il se suffisait et que rien ne pourrait être plus parlant, plus visuel que les mots se heurtant à la froideur du décor métallique et à l’hostilité du plateau.

celine_jean_louis_fernandez_1© Jean-Louis Fernandez

Anarchiste et solitaire, Ferdinand Bardamu est un homme que la guerre a blessé. Si cette même guerre l’a honoré d’une médaille, elle a surtout réveillé en lui ce que Céline appelle la « sale âme héroïque de l’homme ». Sur scène, l’acteur incarne de façon très poignante, bien que parfois timide et hésitante, la lâcheté et la noirceur de son personnage. Pendant un peu moins de deux heures, le jeu est tel que la description des paysages suffit à les dessiner sous nos yeux. D’abord la campagne française, qui a en commun avec la guerre de regorger de chemins ne menant nulle part, puis New York et ses buildings, si détestés par Céline. Jamais plus la campagne, jamais plus New York, jamais plus la guerre décrètera Ferdinand : le refus est violent, surtout celui de la guerre. Cette guerre menée par des Généraux qui la font durer pour la simple raison qu’ils ne l’imaginent pas. Alors que pour les hommes, ceux du front à qui on ne demande certainement pas d’imaginer, c’est la solitude. Les chevaux ont en commun avec eux de la subir cette guerre, mais la différence c’est qu’à eux on ne demande pas d’y croire. Ainsi la question de l’identité, du patriotisme est développée, appuyée. Désabusé, esseulé, le seul en scène tenu par Rodolphe Dana, d’une touchante humanité, nous fait malgré tout sourire par une appropriation très juste de l’écriture et du style de Céline où tout concoure à dire la bêtise humaine. Comme quand par exemple cet homme en désespoir de cause avance l’idée d’arriver nu devant les allemands, comme ça ils ne sauraient pas de quelle armée il est, parce qu’on est humains avant d’être soldat ou patriote.
La pièce restitue admirablement, de la France aux États-Unis en passant par les colonies africaines, le voyage du personnage Célinien profondément anticolonialiste, anticapitaliste et antinationaliste. De la Grande Guerre, son dégoût de New-York, ses amours avec Molly une jeune américaine, à son retour en France en tant que médecin de campagne, l’errance de Ferdinand nous percute par cette adaptation. Très justement porté sur scène, l’antihéros de Voyage au bout de la nuit aurait gagné à être moins hésitant, plus grave. Qu’à cela ne tienne, le résultat est frémissant.

 

Voyage au bout de la nuit
d’après le roman de Louis-Ferdinand Céline
Création et adaptation dirigée par Katja Hunsinger et Rodolphe Dana
Avec Rodolphe Dana
Lumières Valérie Sigward
Costumes Sara Bartesaghi Gallo
Production Collectif Les Possédés

Du 2 au 19 février 2016

Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette
75011 Paris
www.theatre-bastille.com